Le fondement rationnel du jugement moral

Selon Kant (Critique de la raison pratique), le jugement qui permet d’évaluer si une action est bonne ou mauvaise n’a pas une origine empirique, mais un fondement rationnel. Il repose sur une loi morale connue a priori, avant toute expérience.

Le contenu de la loi morale est déduit de la forme même de toute loi et constitue un impératif catégorique (et non pas hypothétique, car il ne dépend pas des circonstances ou d’une condition). Toute loi étant à la fois nécessaire et universelle, la maxime qui respecte l’impératif catégorique est une maxime qui peut être universalisée et étendue à tous sans contradiction.

D’où la formule de l’impératif catégorique : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. »

La contradiction dont il est question est de deux types :

1. Une contradiction épistémique : ce qui ne peut être conçu comme universel sans contradiction. Une maxime qui, par exemple, consisterait à ne pas respecter ses promesses ne peut être universalisée sans que la notion même de promesse devienne absurde : on ne pourrait plus distinguer la vérité du faux. (De même pour le suicide, qui, s’il était universel, engendrerait la fin de la nature humaine).

2. Une contradiction pratique : c’est ce qui ne peut être voulu sans contradiction, comme négliger ses facultés (on ne peut vouloir être moins fort sans contradiction) ou aider les autres.

Le respect de la première non-contradiction engendre un devoir parfait ; le respect de la seconde un devoir imparfait.

Pour Kant, l’exercice du jugement moral consiste à universaliser les principes des actions jugées pour vérifier si elles ne sont pas contradictoires. En ce sens, il ne doit rien à l’expérience passée ni ne se règle sur des exemples empiriques (comme le modèle du vertueux chez Aristote). Cependant, les exemples d’actions, sans fonder le jugement moral, peuvent permettre d’exercer la raison pratique, en favorisant une attitude réflexive. Kant soutient ainsi, dans « L’analytique de la raison pratique », qu’il suffit d’ajouter à un jugement moral faussé la conscience de la loi morale pour révéler à la fois le fait que celui qui jugeait suivait des mobiles particuliers non universalisables sans contradiction et qu’il possédait en lui la loi morale, même s’il ne la suivait pas totalement.

La généalogie critique de Nietzsche

Nietzsche propose une généalogie critique de la position kantienne, et plus généralement de la position qui consiste à fonder rationnellement le jugement moral. Comme il l’explique dans le Crépuscule des idoles (« Ceux qui veulent rendre l’humanité meilleure »), cette approche implique une double attitude :

  • Une destruction de l’idée d’une objectivité ou de la réalité des jugements moraux : il n’y a pas de faits moraux, qui ne sont que des interprétations, d’après lui erronées, de certains faits.
  • L’interprétation des jugements moraux, non comme révélateur d’une loi morale universelle et partagée, mais comme symptômes des traits d’une personnalité, d’une civilisation ou d’une forme d’humanité.

La première approche déconstruit :

  • La logique même du jugement, qui implique simplification et fixation d’une réalité complexe et mouvante : « Aucune expérience, par exemple, touchant un homme, fût-il même le plus proche de nous, ne peut être complète, en sorte que nous eussions un droit logique à en faire une appréciation d’ensemble ; toutes les appréciations sont hâtives et doivent l’être » (Humain trop humain, § 32).
  • La croyance en un critère objectif et extérieur, alors que les jugements ne sont fondamentalement que l’expression d’un déplaisir ou d’un plaisir, d’un travail instinctuel dont nous n’avons pas conscience : « Ton jugement « cela est bien ainsi » a une première histoire dans tes instincts, tes penchants, tes antipathies, tes expériences et tes inexpériences » (Le Gai Savoir, § 335).
  • La croyance en l’autonomie du sujet alors que les jugements sont bien souvent l’effet d’une moralité intériorisée : « si tu écoutes tel ou tel jugement, comme la voix de ta conscience, en sorte que tu considères quelque chose comme juste, c’est peut-être parce que tu n’as jamais réfléchi sur toi-même et que tu as accepté aveuglément ce qui, depuis ton enfance, t’a été désigné comme juste » (Le Gai Savoir, § 335).

En somme le jugement n’est pas la reconnaissance d’une valeur objective que l’homme pourrait retrouver en lui-même : il est une création de valeurs, née des instincts individuels et du cours de la société.

Cependant, et c’est le sens de la seconde approche, Nietzsche ne nie pas que les jugements moraux, même infondés, soient à l’origine de certaines actions : ils peuvent expliquer nos actions, mais aussi nous instruire sur notre façon d’être et de vivre (Aurore, § 103). Nietzsche se distingue donc des moralistes qui affirment que les jugements ne sont pas les motifs réels de nos actions.

EN RÉSUMÉ