Relativisme ou raffinement ?

Le jugement de goût est un jugement qui attribue un prédicat esthétique (charmant, beau, gracieux, laid, etc.) à un objet. C’est un jugement particulier, car il se produit à partir du sensible lui-même.

Certains, comme Platon, ont souligné qu’il devait exister une idée du beau antérieure à l’expérience, intelligible, qui nous permet de juger telle ou telle chose belle et qui rassemble une beauté qui s’applique pourtant à des choses belles bien diverses (Hippias majeur ; Le Banquet). Mais cette notion d’une essence intelligible et commune de la beauté, qui fonderait le jugement de goût, ne se heurte-t-elle pas à la variabilité des jugements de goûts ?

Dans son Essai sur la norme du goût, Hume souligne en effet que l’expérience montre une grande variété des jugements goûts : selon chaque individu, selon sa société, selon la période historique...

Il faut donc en conclure que le beau :

  1. N’est pas une caractéristique objective, qui résiderait dans l’objet, dans le tableau ou le poème.
  2. Ne correspond pas à une norme universelle immuable.
  3. Est une propriété subjective, qui dépend du spectateur.

Le beau renvoie à une impression de plaisir qui nous fait approuver – ou désapprouver dans le cas du laid – une chose :

La beauté n’est pas une qualité qui se trouve dans les choses elles-mêmes, elle n’existe que dans l’esprit qui les contemple et chaque esprit perçoit une beauté différente.

Pourtant, Hume souligne qu’il y a des auteurs qu’on a oubliés, d’autres qu’on ne juge généralement pas au même niveau que les autres. Si le beau est relatif au sujet, le relativisme des goûts n’est pas absolu. Il doit y avoir une règle du beau, mais comment la trouver si les goûts sont si différents ?

La réponse de Hume consiste à soutenir que la règle est découverte par certains critiques d’art avisés. Mais ces critiques ne sont pas des génies qui possèdent un savoir inné : la délicatesse de leur goût vient de l’exercice. Hume insiste sur le rôle de la pratique et de l’habitude : à force de percevoir, de comparer différentes œuvres, ma perception s’éduque, s’affine et je perçois finement la beauté d’une œuvre. Cette éducation permet aussi de se déprendre des préjugés. La répétition de l’expérience n’est pas stérile ; elle produit une nouvelle manière d’être, une règle qui la dépasse :

« En un mot, l’adresse et la dextérité que la pratique donne quand on exécute une œuvre s’acquièrent aussi, de la même façon, quand on la juge ».

Comme il n’y a pas de règles a priori du goût, la difficulté reste, de l’aveu même de Hume, à trouver un critère qui permette de distinguer ces experts. Ces règles, dégagées par l’expérience, ne sont pas universelles, mais seulement générales : elles souffrent de nombreuses exceptions, mais permettent de s’orienter dans le monde de la critique.

Kant : l’horizon d’universalité du jugement de goût

La faculté de juger réfléchissante

Dans la Critique de la faculté de juger, Kant, tout en soulignant la variabilité de fait des jugements de goût, va montrer qu’on ne peut pas s’en tenir à un simple relativisme.

Pour Kant, le jugement de goût est l’œuvre d’une faculté de juger réfléchissante et non déterminante, c’est-à-dire qu’elle ne dispose pas d’emblée d’une règle pour juger beau quelque chose : « Si l’universel (la règle, le principe la loi) est donné, alors la faculté de juger, qui subsume le particulier sous l’universel, est déterminante [...]. Mais si seul le particulier est donné, pour lequel la faculté de juger doit trouver l’universel, alors la faculté de juger est simplement réfléchissante » (Critique de la faculté de juger, Introduction, IV).

Le jugement esthétique n’est donc ni un jugement de connaissance (on n’a pas besoin de connaître un objet pour en juger esthétiquement), ni un jugement moral. C’est par ailleurs un jugement désintéressé, car s’il exprime un rapport de l’objet à nos facultés sensibles (sensation et imagination), il est indifférent à l’existence de cet objet et n’en considère que l’apparence extérieure.

Bien qu’il soit subjectif, ce jugement de goût vise toutefois à une certaine universalité : il contient une prétention à l’universalité. Cette universalité n’est pas donnée, mais exigée par le jugement de goût (dire que la fleur est belle, c’est supposer qu’elle est belle pour tout le monde, même si on ne peut pas le démontrer par un raisonnement logique). Elle est aussi à l’horizon d’une pratique de la discussion, car si on ne peut pas démontrer la beauté d’une chose au moyen de concepts déterminés (on ne peut pas, dit Kant, en « disputer »), on peut en « discuter » (Critique de la faculté de juger, § 56).

EN RÉSUMÉ