Juger : étymologies et distinctions préliminaires

Juger possède en français une ambiguïté et une extension sémantique que n’ont pas les autres langues :

  • Sens large : juger, c’est évaluer, affirmer quelque chose de quelque chose (aestimare, en latin ; to judge en anglais).
  • Sens restreint : juger, c’est rendre la justice, prononcer un jugement concernant une personne (iudicare, en latin ; to adjudicate, en anglais). Iudicare signifie littéralement ius dicere : « dire la règle ».

L’enjeu d’un tel programme est donc de prendre en charge à la fois la vaste ampleur du concept du jugement et la notion plus précise de justice.

Considérations générales

On peut distinguer dans l’acte de juger trois dimensions :

L’acte en lui-même, qui consiste à associer deux éléments

Juger, c’est mettre en rapport un cas et une règle (dans le cas de la justice), un sujet et un prédicat (dans le cas du jugement logique), un objet et une valeur esthétique (dans le cas du beau)…

La théorie du jugement et la logique visent à établir les critères formels de mise en rapport de ces éléments (par exemple le fait qu’ils ne soient pas contradictoires, c’est-à-dire qu’ils respectent le principe de non-contradiction).

Une assertion qui affirme ou nie ce rapport

Lorsqu’on prononce un jugement, on ne fait pas que mettre en rapport deux éléments (cette pomme est rouge), on affirme la vérité de ce rapport (ou on la nie, lorsque le jugement est négatif).

Cela signifie que la valeur du jugement dépend non seulement de sa validité formelle, mais de la qualité subjective de celui qui juge : celui-ci doit être capable de donner son assentiment à ce qui est véritablement vrai, de condamner ce qui est véritablement injuste, ou de rejeter ce qui est universellement considéré comme laid…

Un jugement peut donc être erroné : la capacité à bien juger n’est pas innée, mais acquise et demande une forme d’éducation, et le jugement doit pouvoir être vérifié par un tiers. Un jugement peut donc faire lui-même l’objet d’un autre jugement.

Un critère du jugement

Pour juger, comme pour évaluer la vérité d’un jugement, il convient de disposer d’un critère, ou d’une règle du jugement, qui précède l’acte du jugement. La question se pose de la nature et de l’origine de ce critère : est-il rationnel, déductible a priori, avant toute expérience possible ? Ou bien dérive-t-il de notre expérience du monde et des hommes ?

Les différents types de jugement

L’étendue du concept du jugement implique d’analyser un grand nombre de jugements différents :

  • Jugements logiques ou de connaissance du type 2 et 2 font 4, ou l’eau bout à 100 degrés.
  • Jugements moraux, tels que « cet homme est vertueux », « cette conduite n’est pas morale ».
  • Jugements prononcés dans l’ordre judiciaire, tels qu’une condamnation ou un acquittement.
  • Jugements esthétiques : « ceci est laid », « ceci est beau, charmant, gracieux », etc.

Dans tous ces cas, on remarque que juger consiste à trancher, à rompre l’incertitude et à discriminer (c’est-à-dire à distinguer plusieurs catégories : le vrai du faux, le bon du mauvais, le juste de l’injuste, le beau du laid). Par ailleurs, tout jugement a besoin d’être solidement justifié pour être accepté.

Cependant, tous ces jugements ne sont pas équivalents :

  • Le jugement de connaissance est descriptif, et non normatif : c’est un jugement de fait et non de valeur.
  • Jugements moraux et jugements juridiques ont une structure semblable (ils évaluent la conformité d’un acte à une règle), mais ils ne se superposent pas. La norme morale n’est pas nécessairement institutionnalisée : une réprobation morale n’entraîne pas nécessairement de sanction judiciaire, et il y a des règles de droit dépourvues de valeur morale.

Exemple

La règle de la prescription de l’action publique implique qu’après un certain délai, une personne ne peut plus être objet de poursuites judiciaires, même si ce qu’elle a fait reste considéré comme immoral. Le fondement de la prescription est essentiellement la difficulté qu’il y a à rendre une justice équitable et contrôlée après un certain délai ; elle vise donc à prévenir un certain type d’injustice, mais peut conduire à des situations immorales (un coupable n’est pas condamné).

EN RÉSUMÉ