Sincérité et hypocrisie du jugement

Sous sa forme subjective, le jugement désigne une prise de position. Lorsqu’il prend pour objet une personne, il implique l’évaluation morale de son caractère. La comédie suppose, comme la tragédie, un exercice du jugement de la part du spectateur, qui doit statuer sur le bien-fondé des actions qui lui sont représentées.

Le Misanthrope (1666) de Molière peut être considéré comme une réflexion sur la variabilité du jugement qui est au fondement de la satire (description qui s’accompagne d’un jugement portant sur le ridicule de tel ou tel trait de caractère, propre à une personne ou à une société). La trame introduit le personnage d’Alceste, un homme qui veut être « sincère » en tout et exposer son véritable jugement sur les choses, un jugement qui émanerait de sa raison ; Philinte, son ami, soutient une voix moyenne, pour laquelle les jugements personnels doivent être « adoucis » dans le contexte social, afin de ne pas blesser les personnes sur lesquelles elles portent.

Cette dualité éclate dans la scène du sonnet (I, 2), où Oronte propose un sonnet à l’examen d’Alceste et de Philinte. On voit ici pointer plusieurs paradoxes :

  • Oronte demande la sincérité d’Alceste, mais il se vexe finalement de ses critiques.
  • Philinte ne formule que des jugements positifs, mais très généraux ; Alceste, tout en étant très critique sur le sonnet d’Oronte, les motive par de plus amples arguments. Mais on peut se demander si ses critiques sont uniquement motivées par son goût esthétique, ou par une volonté générale de contredire.

Tout le paradoxe de la pièce apparaît ainsi : la société n’exige la sincérité du jugement que par façade ; le jugement qui se dit sincère se voit finalement rejeté et provoque le dissensus social : à la fin de la pièce, Alceste doit quitter Paris. Mais Alceste est également un personnage qui, comme le révéleront d’autres scènes, se plaît à contredire les autres (Célimène évoque « l’esprit contrariant qu’il a reçu des cieux », II.4, v. 672) : sa critique est-elle vraiment sincère ou ne vient-elle que d’une posture sociale qu’il prend et qui le conduit à combattre « ses vrais sentiments » quand ils sont « dans la bouche d’autrui » (II.4, v. 679-680) ? Valorise-t-il les jugements critiques parce qu’ils sont justes ou parce qu’ils ne sont pas ceux des autres ?

La pièce de Molière montre donc le hiatus qui existe entre le jugement intérieur et le jugement exprimé, car la sincérité elle-même semble pouvoir être portée au-delà de ses limites (comme le déclare lui-même Alceste : « J’ai le défaut/ d’être un peu plus sincère, en cela, qu’il ne faut »).

La valeur sociale du jugement

Ce que montre donc Le Misanthrope, c’est que le jugement social est :

  • Difficile, car les personnages sont souvent plus ambigus qu’ils ne paraissent et le jugement tient difficilement compte de tous les éléments ;
  • Qu’il est lui-même une arme sociale, cf. la scène des portraits (acte II, sc. 4) où Célimène est poussée par son entourage à livrer une série de portraits « satiriques » de personnages absents pour les ridiculiser, avant que ce jeu, dans la bouche d’Alceste, ne se retourne contre elle. On ne sait d’ailleurs si ses jugements viennent de son « humeur satirique » ou bien plutôt du contexte social où ce type de jugement est valorisé (v. 663-664 : « Et son cœur, à railler, trouverait moins d’appas, / S’il avait observé qu’on ne l’applaudît pas »).

La comédie de Molière montre donc la réversibilité du jugement moral et l’absence, dans le contexte social, d’un arbitre impartial qui détiendrait la véritable raison du jugement. La pièce est à plusieurs reprises comparée à un « procès », où chacun est jugé par l’autre, mais sans possibilité de trancher : lorsque Célimène appelle Éliante comme « juge » pour décider de la conduite d’Oronte, celle-ci se dérobe (V, 3) ; et Alceste s’en va de Paris car il a perdu son procès contre Oronte, aidé par ses relations : « J’ai pour moi la justice, et je perds mon procès ! » (V, 1).