Le fondement rationnel du jugement moral

D’après les stoïciens, le jugement de connaissance revient à décider de la vérité ou de la fausseté d’une impression ou d’une proposition, qui décrit un événement. Le critère qui permet de reconnaître la vérité d’un fait est ce que les stoïciens nomment kataléptikè – l’impression cognitive ou compréhensive (Cicéron, Académiques, I).

Cette impression est celle qui :

  • A. Provient d’une chose réelle.
  • B. Reproduit tous les caractères propres de cet objet.
  • C. ne pourrait provenir d’un objet qui ne serait pas l’objet dont elle provient. Si a et b ne sont pas un seul et même être, ils n’ont pas les mêmes propriétés : c’est le principe de la distinction des indiscernables.

Pour les stoïciens, le contenu d’une telle représentation ne dépend pas du sujet ; en revanche, l’assentiment dépend du sujet, et le sage est celui qui donne son assentiment à des propositions vraies.

Pour ceux-ci, et contrairement aux épicuriens (qui distinguent radicalement la sensation du jugement), cette impression n’est pas simplement une image, mais elle contient en elle une proposition ou un jugement qu’il convient d’analyser, et il ne faut donner son assentiment qu’à de bons jugements.

Exemple

L’image de la mort contient un jugement descriptif (la mort est une désagrégation du corps) et un jugement de valeur (la mort est un mal). Le sage stoïcien conservera le premier jugement, mais ne donnera pas son assentiment au second jugement, car il entraîne la crainte (la passion n’est qu’un jugement vicié) et porte sur ce qui ne dépend pas de nous.

L’intérêt d’une telle position est de distinguer, aussi bien dans le domaine moral que dans le domaine cognitif, le jugement, qui est comme une proposition que notre âme donne automatiquement, et l’assentiment, qui est un acte de l’esprit qui dépend de nous et qui valide ou non le jugement.

Suspendre son assentiment

Le scepticisme, représenté notamment par Sextus Empiricus, s’appuie sur l’idée que l’assentiment dépend de nous, mais affirme que l’impossibilité de décider si des impressions sont valides entraîne l’impossibilité de donner son assentiment aux jugements de fait et de valeurs. Si les stoïciens ne suspendent leur assentiment qu’en cas d’incertitude, les sceptiques s’abstiennent généralement de donner leur assentiment à tous les jugements. Cela ne signifie pas refuser tout ou considérer que tout est faux, mais simplement suspendre la réponse aux questions, afin de se prémunir de l’inquiétude liée à la recherche de la vérité et de trouver une véritable ataraxie.

Dans ses Essais, Montaigne reprendra le scepticisme pyrrhonien de Sextus Empiricus en soulignant combien il est impossible d’assurer son jugement : soit il faut l’appuyer sur les apparences, mais celles-ci se contredisent ; soit sur un critère rationnel, mais il faudra encore un autre critère pour vérifier ce critère jusqu’à l’infini. Par une analogie judiciaire, Montaigne souligne combien il nous est impossible de trouver un témoin capable d’assurer définitivement notre jugement.

Mais il ajoute à cette argumentation sceptique l’idée héraclitéenne d’un flux du moi et du monde, qui fait que le jugement est ou bien toujours décalé par rapport à une réalité qui change, ou bien toujours instable. C’est donc la notion même d’arrêt, au centre de l’idée d’un jugement qui fixe une opinion, qui se voit mise en cause :

« Et nous, et notre jugement, et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse. Ainsi il ne se peut établir rien de certain de l’un à l’autre, et le jugeant, et le jugé, étant en continuelle mutation et branle » (Essais, II, 12 : « Apologie de Raymond Sebond »).

EN RÉSUMÉ