La tragédie, un procès permanent ?
La tragédie comme exercice du jugement moral
Dans l’Éthique à Nicomaque (livre III), Aristote prend l’exemple de héros tragiques afin d’exposer des cas d’êtres responsables ou irresponsables. La tragédie paraît offrir aux Grecs la matière d’un exercice du jugement moral et judiciaire. Cette dimension est d’autant plus forte que les tragédies d’Eschyle, Sophocle et Euripide empruntent au modèle judiciaire, que ce soit dans le vocabulaire ou dans la forme. La tragédie est une histoire qui vise à établir la responsabilité des agents et sollicite la capacité d’évaluation des spectateurs.
Le modèle de la scène du jugement est illustré par celle qui clôt les Euménides d’Eschyle. Oreste est accusé du meurtre de sa mère par les Érinyes, et Athéna accepte d’organiser un procès, qui fait intervenir une assemblée d’hommes, « les meilleurs éléments parmi les citoyens ». Oreste est finalement acquitté après un débat qui voit s’opposer Apollon, défenseur d’Oreste, et les Érinyes, des déesses qui poursuivent les meurtriers d’un membre de leur propre famille.
Ce procès montre :
- Une possible collaboration des dieux et des hommes.
- La volonté d’Athéna d’établir un tribunal afin que ne règne « ni l’anarchie ni le despotisme » (vers 696).
L’enjeu n’est pas simplement de formaliser la tragédie comme un procès, mais de poser les conditions nécessaires d’un jugement juste, à savoir la participation du collectif, car le collectif tend à prononcer davantage de jugements justes par la collaboration des intellects (cf. Aristote, Les Politiques, III, chapitre 11). Réciproquement, la justice s’affirme comme la condition d’une citée ordonnée.
On retrouve une situation inverse dans l’Oreste d’Euripide, qui représente bien un jugement (celui d’Oreste et de sa sœur Électre), mais cette fois-ci truqué, où chaque partie défend des intérêts personnels et où le verdict semble connu d’avance : Euripide critique ainsi les dérives d’une démocratique qui ne sépare pas le jugement des intérêts privés.
Le jugement et la démocratie
Antigone, de Sophocle, ne représente pas directement des scènes de jugement, mais utilise le format judiciaire comme matrice des différentes interactions entre les personnages. Créon, le roi de Thèbes, interdit qu’on rende les honneurs funèbres à Polynice, qui aurait trahi sa patrie ; Antigone, la sœur de Polynice, lui rend finalement les honneurs, en se réclamant des dieux infernaux.
Hegel voyait dans cette tragédie une contradiction entre deux principes juridiques également valable : celui de la cité et celui de la famille, le tragique résidant dans le déchirement de deux principes qui auraient dû se nourrir l’un de l’autre (Esthétique, IV). La tragédie grecque présente des personnages qui incarnent des principes, comme des « statues vivantes », là où la tragédie moderne, celle de Shakespeare ou Schiller, intériorise le conflit comme interne à l’individu.
Mais on peut aussi lire autrement la pièce : Créon est un tyran qui, dès le départ, s’est arrogé seul le droit de rendre la juste. À ses yeux, tous paraissent suspects : les gardes, pourtant innocents, ou Hémon, son fils, qui vient tenter de l’adoucir. Antigone, de son côté, juge Créon, mais à partir d’une autre loi, celle, « non écrite », des dieux, qui commande d’offrir une sépulture aux membres.
Elle juge expressément Créon comme un tyran : « Mais c’est – entre beaucoup d’autres – l’avantage de la tyrannie qu’elle a le droit de dire et de faire absolument ce qu’elle veut » (v. 506-507). La monopolisation du pouvoir par Créon, qui implique le pouvoir de juger, est encore dénoncée par son fils, Hémon, qui se fait l’« avocat » d’Antigone, et Tirésias, le devin.
À la fin de la pièce, Créon se rend compte des errements de « sa raison déraisonnante », mais c’est trop tard : son fils Hémon s’est suicidé avec Antigone, selon la prophétie de Tirésias et la loi du talion.
Ainsi, dans Antigone, le jugement sévère du destin se substitue à un roi qui a cru être la seule source possible de la justice : c’est bien cette erreur de jugement, cette absence de volonté d’accepter les « avis des autres », selon l’expression d’Hémon, qui est au fondement de la tragédie.
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