Sujet : Qui peut juger ?
Analyse du sujet
1. Forme de la question (1) : Le sujet en « peut-il » interroge aussi bien la capacité (qui possède l’aptitude à juger ?) que la permission et la légitimité (à qui est-il permis de juger ?).
2. Forme de la question (2) : Le « qui » demande d’identifier des sujets capables ou légitimes pour juger. Il faut éviter de faire une liste d’acteurs possibles. On peut pour cela prendre la question dans sa radicalité : ou tout le monde est légitime et capable de juger (a), ou seulement quelques-uns (b), ou bien personne (c). Dans le cas (a), cela signifie qu’il y a une faculté universelle qui suffit à légitimer le jugement, dans le cas (c), que personne n’est légitime à juger, car cette faculté fait défaut ou est toujours mal employée : tous les jugements seraient alors des opinions qui se vaudraient également. Dans le cas (b), il est nécessaire de trouver un critère qui permette de distinguer ceux qui peuvent juger dans un certain domaine et ceux qui ne le peuvent pas. Cela pose la question de l’autorité et de la reconnaissance de cette autorité.
3. La question a une connotation : Elle exprime comme une indignation devant la tendance des êtres à juger sans nécessairement en avoir la légitimité.
4. Juger : Le jugement implique de dire quelque chose à propos de quelque chose d’autre, de mettre en relation deux termes. Dans certains cas, le jugement pose une simple assertion descriptive (« la terre est ronde »), dans d’autres cas il implique une valeur, morale (« cet homme est bon »), ou esthétique (« ce paysage est beau »). Dans le cas d’un jugement attribuant une valeur, il semble que la possibilité ou permission de juger soit un problème plus aigu : qui est légitime à se prononcer sur la valeur des objets et des personnes ?
Plan détaillé
Introduction possible
Juger est un acte des plus fréquents dans les sociétés humaines. On juge lorsqu’on prétend connaître quelque chose, mais aussi lorsqu’on attribue une valeur aux choses. Cet acte de l’esprit, qui consiste à mettre en relation deux réalités et à valider cette relation, semble être le fait d’une faculté universellement partagée : l’esprit. Tous les esprits semblent également aptes à juger. Pourtant, nous reconnaissons, dans de nombreux domaines, une expertise spécifique : la justice n’est pas rendue par n’importe qui, mais par des juges qui ont reçu une formation spécifique ; nous tendons à accorder notre confiance à des critiques d’art, du fait d’une certaine disposition ou qualité du goût que nous leur reconnaissons. Si juger semble supposer une faculté universelle, elle paraît aussi impliquer une qualité particulière, inégalement partagée : l’art de bien juger, de juger juste, c’est-à-dire de formuler des jugements vrais et d’attribuer une valeur adéquate aux choses. Juger c’est discriminer, entre le vrai et le faux, comme entre le juste et l’injuste, ou le beau et le laid. Or, discriminer suppose un critère, ou une règle qui nous permette de discriminer : il faut donc que celui qui juge possède cette règle et sache bien l’appliquer. Mais d’où viennent donc ces règles et cette habileté du jugement, si ce n’est de cette faculté universelle qui nous permet de nous prononcer sur les choses ? D’un côté, il semble que juger implique la rationalité de l’être humain, et qu’il soit donc possible que tous puissent juger ; d’un autre côté, pour bien juger, il est nécessaire de posséder une connaissance de la règle et une aptitude à relier cette règle aux cas particuliers, connaissance et aptitude qui ne semblent pas être innées et universelles – sans quoi nous reconnaîtrions une égale légitimité à tous pour juger de tous les sujets. Mais si nous ne reconnaissons le jugement que de ceux qui sont légitimes pour juger, d’où vient même cette légitimité ? Qui en juge ? Ne risque-t-on pas de tomber dans une régression à l’infini ? La question est donc de savoir dans quelle mesure juger implique une forme d’aptitude particulière, non universelle, qui rendrait légitimes et acceptables les jugements de certains, et non d’autres.
Il semble certes que juger, en tant qu’acte d’une faculté universellement partagée, soit un acte que tous sont capables de réaliser ; cependant, la capacité à juger n’implique pas nécessairement la capacité de bien juger, qui nécessite au moins une forme d’éducation ou de formation particulière. Enfin, si juger vise à discriminer objectivement entre plusieurs situations, il semble qu’il soit nécessaire, pour que le jugement soit efficace, qu’il y ait une distinction entre ceux qui sont jugés et ceux qui jugent.
I. Juger, c’est mettre en œuvre une faculté générale et universelle, ce qui implique que tous peuvent, en droit, exercer cette faculté.
1. Comme le souligne Descartes, le bon sens est la chose la mieux partagée du monde, non pas que tous le possèdent de fait également, mais tous sont capables en droit, s’ils mettent de côté leurs préjugés, de formuler des jugements vrais, à partir d’idées claires et distinctes qui sont leurs critères. Juger est en effet un acte de l’esprit qui mobilise les facultés universelles de l’esprit (volonté, entendement).
2. Par ailleurs, juger, c’est exprimer une opinion qu’on peut vouloir partager. Que tous puissent juger effectivement rend possible un partage des opinions. Cela implique un contexte politique, de civilité et d’opinions libres, où la capacité universelle de juger est exercée et mène à de libres conversations. Kant, dans la Critique de la faculté de juger, souligne ainsi que la faculté de juger est une faculté universelle que tous sont en mesure de mettre en pratique et d’exercer. Même dans le cas d’un jugement esthétique, qui se prononce sur la beauté d’une chose, et sur le plaisir subjectif qu’en ressentent nos facultés sensibles, le jugement de goût exige l’universalité de son jugement et appelle au partage et à la confrontation du jugement. On peut « discuter » des jugements de goût, même si on ne peut pas les démontrer à partir de lois objectives.
3. On peut donc considérer qu’il existe un lien entre la rationalité des êtres humains, la capacité universelle à juger, et la légitimité que tous ont d’exprimer leurs jugements sur des affaires morales, esthétiques ou politiques. Le régime démocratique semble notamment suggérer une universelle capacité à comprendre et à évaluer la conduite d’autrui en établissant des « jurys populaires », constitués de citoyens tirés au sort. Ceci semble supposer une légitimité partagée et générale pour juger.
Transition : Le cas des jurés populaires ou citoyens semble plus complexe qu’il n’en a l’air : en effet, les jurés sont souvent préalablement informés des règles de justice et, aux assises, en France, ils sont accompagnés par des juges professionnels, comme si leur avis devait être au moins éclairé. Par ailleurs, comme le souligne Tocqueville (De la démocratie en Amérique), les jurys populaires, s’ils présupposent que le peuple peut participer à l’affaire de la justice en vertu d’une capacité universelle à juger son prochain, sont aussi un moyen de familiariser le peuple avec les règles de droit : c’est une institution qui vise la formation des citoyens comme citoyens, ce qui semble indiquer que juger n’est pas une faculté naturelle et innée, mais qu’elle doit être acquise et travaillée.
II. Juger n’est pas le fait de tous, mais la légitimité à juger vient d’une certaine expertise
1. Il faut distinguer le fait de juger et le fait de bien juger. Juger, c’est mettre en relation des termes, affirmer une relation entre des termes, mais il n’est pas nécessaire que cette relation soit vraie, juste ou exprime la réalité des choses. C’est bien ce qu’indiquait Descartes : « le bon sens est la chose la mieux partagée [...] », et pourtant il n’est pas également mobilisé, car, avant d’être hommes, nous avons, en tant qu’enfants, emmagasiné un certain nombre de préjugés qui biaisent nos jugements.
2. Si juger c’est discriminer, il faut donc être en possession d’une règle qui nous permette de discriminer. Cette règle peut s’obtenir par la réforme de nos connaissances, l’étude des sciences, etc., mais aussi, dans certains cas, par la pratique. Comme l’indique Hume, dans La Norme du goût, il est possible de développer, par la fréquentation continue et répétée des œuvres d’art, et par la conversation la plus élargie, une délicatesse du goût : c’est bien ce raffinement du jugement que nous reconnaissons à certains experts, ou critiques d’art.
3. Dès lors, seuls peuvent juger ceux qui possèdent la compétence pour juger. Cette compétence est étroitement liée à leur objet : c’est une certaine connaissance, pratique ou théorique, qui autorise à juger et à énoncer son jugement.
Transition : La question reste de savoir comment l’on peut établir cette compétence. Si elle n’est prononcée que par celui qui soutient la posséder, ne risque-t-on pas de tomber dans l’arbitraire ? N’y a-t-il pas un risque à réserver le pouvoir et la légitimité de juger à seulement certains ?
III. Le pouvoir de juger, un pouvoir qu’il faut toujours évaluer
1. Il existe un risque à ce que certains s’arrogent le pouvoir exclusif de juger. C’est pourquoi Montesquieu rappelait que si le pouvoir judiciaire doit appartenir à quelques-uns, et être séparé des autres pouvoirs, ce pouvoir judiciaire doit lui-même être contrôlé : par des juges supérieurs, mais aussi par le jeu de la limitation réciproque des pouvoirs. De manière générale, on peut souligner que le jugement n’est légitime qu’à une double condition : à condition qu’il y ait une relation de connaissance entre le sujet qui juge et l’objet qu’il juge, mais aussi qu’il n’y ait pas de relation d’intérêt entre le sujet et l’objet : juger, c’est prononcer un jugement qui vise l’impartialité, non arbitraire, de sorte que celui qui juge n’est pas celui qui est jugé.
2. La notion d’expertise dans le jugement conduit paradoxalement à une multiplication des acteurs. Par exemple, si une décision juridique est bien rendue par un juge, elle est aussi accompagnée d’un grand nombre d’experts : médecins, psychiatres, etc. Comme le remarque Foucault (Surveiller et punir), cela implique une forme de diversification des acteurs, mais aussi, et paradoxalement, une ambivalence du jugement juridique qui, en plus de reconnaître un crime objectif, introduit le soupçon d’une anormalité du criminel.
3. On peut donc souligner, en dernière instance, que la légitimité de celui qui juge doit toujours faire son épreuve : elle doit être elle-même évaluée à plusieurs reprises, de manière à ce que l’autorité que lui confère son expertise ne produise pas une confiance aveugle en ses jugements. Ainsi, de même que l’objectivité scientifique implique que les jugements rendus puissent être discutés par la communauté scientifique et mis à l’épreuve (Bachelard), le raisonnement judiciaire est une rhétorique argumentative qui suppose une discussion possible avec les paires (cf. Chaïm Perelman). C’est donc le fait que le jugement puisse lui-même être évalué qui rend toute légitimité de juger provisoire.
Conclusion
En somme, il apparaît que, si la faculté de juger est bien une faculté universelle, partageable en droit par tous, la difficulté du jugement en certaines matières demande une expertise, une éducation et un entraînement du jugement qui apprend à bien juger. Cette finesse du jugement n’est pas à confondre avec un don inné, mais plutôt assimilable à une qualité seconde, incorporée par le savoir théorique et pratique. C’est pourquoi les jugements, qu’ils soient juridiques, politiques, épistémiques ou esthétiques, gagnent à être publics : en entraînant la discussion entre experts et « profanes », la conversation tend à affiner les jugements collectifs et à impliquer le plus de monde possible dans la reconnaissance des vérités épistémiques et dans les décisions politiques. C’est que la légitimité à juger ne peut constituer un droit inaliénable, qu’on s’arrogerait : elle n’est qu’une permission temporaire accordée en fonction d’une expertise donnée, et toujours soumise à nouvelle évaluation.
Nouveau ! Découvrez Nomad'IA : le savoir de nos 400 profs + la magie de l'IA