Des sujets possibles

📝 Mini-cours GRATUIT

Décryptage - Des sujets possibles

Sujet : Qui peut juger ?

Analyse du sujet

1. Forme de la question (1) : Le sujet en « peut-il » interroge aussi bien la capacité (qui possède l’aptitude à juger ?) que la permission et la légitimité (à qui est-il permis de juger ?).

2. Forme de la question (2) : Le « qui » demande d’identifier des sujets capables ou légitimes pour juger. Il faut éviter de faire une liste d’acteurs possibles. On peut pour cela prendre la question dans sa radicalité : ou tout le monde est légitime et capable de juger (a), ou seulement quelques-uns (b), ou bien personne (c). Dans le cas (a), cela signifie qu’il y a une faculté universelle qui suffit à légitimer le jugement, dans le cas (c), que personne n’est légitime à juger, car cette faculté fait défaut ou est toujours mal employée : tous les jugements seraient alors des opinions qui se vaudraient également. Dans le cas (b), il est nécessaire de trouver un critère qui permette de distinguer ceux qui peuvent juger dans un certain domaine et ceux qui ne le peuvent pas. Cela pose la question de l’autorité et de la reconnaissance de cette autorité.

3. La question a une connotation : Elle exprime comme une indignation devant la tendance des êtres à juger sans nécessairement en avoir la légitimité.

4. Juger : Le jugement implique de dire quelque chose à propos de quelque chose d’autre, de mettre en relation deux termes. Dans certains cas, le jugement pose une simple assertion descriptive (« la terre est ronde »), dans d’autres cas il implique une valeur, morale (« cet homme est bon »), ou esthétique (« ce paysage est beau »). Dans le cas d’un jugement attribuant une valeur, il semble que la possibilité ou permission de juger soit un problème plus aigu : qui est légitime à se prononcer sur la valeur des objets et des personnes ?

Plan détaillé

Introduction possible

Juger est un acte des plus fréquents dans les sociétés humaines. On juge lorsqu’on prétend connaître quelque chose, mais aussi lorsqu’on attribue une valeur aux choses. Cet acte de l’esprit, qui consiste à mettre en relation deux réalités et à valider cette relation, semble être le fait d’une faculté universellement partagée : l’esprit. Tous les esprits semblent également aptes à juger. Pourtant, nous reconnaissons, dans de nombreux domaines, une expertise spécifique : la justice n’est pas rendue par n’importe qui, mais par des juges qui ont reçu une formation spécifique ; nous tendons à accorder notre confiance à des critiques d’art, du fait d’une certaine disposition ou qualité du goût que nous leur reconnaissons. Si juger semble supposer une faculté universelle, elle paraît aussi impliquer une qualité particulière, inégalement partagée : l’art de bien juger, de juger juste, c’est-à-dire de formuler des jugements vrais et d’attribuer une valeur adéquate aux choses. Juger c’est discriminer, entre le vrai et le faux, comme entre le juste et l’injuste, ou le beau et le laid. Or, discriminer suppose un critère, ou une règle qui nous permette de discriminer : il faut donc que celui qui juge possède cette règle et sache bien l’appliquer. Mais d’où viennent donc ces règles et cette habileté du jugement, si ce n’est de cette faculté universelle qui nous permet de nous prononcer sur les choses ? D’un côté, il semble que juger implique la rationalité de l’être humain, et qu’il soit donc possible que tous puissent juger ; d’un autre côté, pour bien juger, il est nécessaire de posséder une connaissance de la règle et une aptitude à relier cette règle aux cas particuliers, connaissance et aptitude qui ne semblent pas être innées et universelles – sans quoi nous reconnaîtrions une égale légitimité à tous pour juger de tous les sujets. Mais si nous ne reconnaissons le jugement que de ceux qui sont légitimes pour juger, d’où vient même cette légitimité ? Qui en juge ? Ne risque-t-on pas de tomber dans une régression à l’infini ? La question est donc de savoir dans quelle mesure juger implique une forme d’aptitude particulière, non universelle, qui rendrait légitimes et acceptables les jugements de certains, et non d’autres.

Il semble certes que juger, en tant qu’acte d’une faculté universellement partagée, soit un acte que tous sont capables de réaliser ; cependant, la capacité à juger n’implique pas nécessairement la capacité de bien juger, qui nécessite au moins une forme d’éducation ou de formation particulière. Enfin, si juger vise à discriminer objectivement entre plusieurs situations, il semble qu’il soit nécessaire, pour que le jugement soit efficace, qu’il y ait une distinction entre ceux qui sont jugés et ceux qui jugent.

I. Juger, c’est mettre en œuvre une faculté générale et universelle, ce qui implique que tous peuvent, en droit, exercer cette faculté.

1. Comme le souligne Descartes, le bon sens est la chose la mieux partagée du monde, non pas que tous le possèdent de fait également, mais tous sont capables en droit, s’ils mettent de côté leurs préjugés, de formuler des jugements vrais, à partir d’idées claires et distinctes qui sont leurs critères. Juger est en effet un acte de l’esprit qui mobilise les facultés universelles de l’esprit (volonté, entendement).

2. Par ailleurs, juger, c’est exprimer une opinion qu’on peut vouloir partager. Que tous puissent juger effectivement rend possible un partage des opinions. Cela implique un contexte politique, de civilité et d’opinions libres, où la capacité universelle de juger est exercée et mène à de libres conversations. Kant, dans la Critique de la faculté de juger, souligne ainsi que la faculté de juger est une faculté universelle que tous sont en mesure de mettre en pratique et d’exercer. Même dans le cas d’un jugement esthétique, qui se prononce sur la beauté d’une chose, et sur le plaisir subjectif qu’en ressentent nos facultés sensibles, le jugement de goût exige l’universalité de son jugement et appelle au partage et à la confrontation du jugement. On peut « discuter » des jugements de goût, même si on ne peut pas les démontrer à partir de lois objectives.

3. On peut donc considérer qu’il existe un lien entre la rationalité des êtres humains, la capacité universelle à juger, et la légitimité que tous ont d’exprimer leurs jugements sur des affaires morales, esthétiques ou politiques. Le régime démocratique semble notamment suggérer une universelle capacité à comprendre et à évaluer la conduite d’autrui en établissant des « jurys populaires », constitués de citoyens tirés au sort. Ceci semble supposer une légitimité partagée et générale pour juger.

Transition : Le cas des jurés populaires ou citoyens semble plus complexe qu’il n’en a l’air : en effet, les jurés sont souvent préalablement informés des règles de justice et, aux assises, en France, ils sont accompagnés par des juges professionnels, comme si leur avis devait être au moins éclairé. Par ailleurs, comme le souligne Tocqueville (De la démocratie en Amérique), les jurys populaires, s’ils présupposent que le peuple peut participer à l’affaire de la justice en vertu d’une capacité universelle à juger son prochain, sont aussi un moyen de familiariser le peuple avec les règles de droit : c’est une institution qui vise la formation des citoyens comme citoyens, ce qui semble indiquer que juger n’est pas une faculté naturelle et innée, mais qu’elle doit être acquise et travaillée.

II. Juger n’est pas le fait de tous, mais la légitimité à juger vient d’une certaine expertise

1. Il faut distinguer le fait de juger et le fait de bien juger. Juger, c’est mettre en relation des termes, affirmer une relation entre des termes, mais il n’est pas nécessaire que cette relation soit vraie, juste ou exprime la réalité des choses. C’est bien ce qu’indiquait Descartes : « le bon sens est la chose la mieux partagée [...] », et pourtant il n’est pas également mobilisé, car, avant d’être hommes, nous avons, en tant qu’enfants, emmagasiné un certain nombre de préjugés qui biaisent nos jugements.

2. Si juger c’est discriminer, il faut donc être en possession d’une règle qui nous permette de discriminer. Cette règle peut s’obtenir par la réforme de nos connaissances, l’étude des sciences, etc., mais aussi, dans certains cas, par la pratique. Comme l’indique Hume, dans La Norme du goût, il est possible de développer, par la fréquentation continue et répétée des œuvres d’art, et par la conversation la plus élargie, une délicatesse du goût : c’est bien ce raffinement du jugement que nous reconnaissons à certains experts, ou critiques d’art.

3. Dès lors, seuls peuvent juger ceux qui possèdent la compétence pour juger. Cette compétence est étroitement liée à leur objet : c’est une certaine connaissance, pratique ou théorique, qui autorise à juger et à énoncer son jugement.

Transition : La question reste de savoir comment l’on peut établir cette compétence. Si elle n’est prononcée que par celui qui soutient la posséder, ne risque-t-on pas de tomber dans l’arbitraire ? N’y a-t-il pas un risque à réserver le pouvoir et la légitimité de juger à seulement certains ?

III. Le pouvoir de juger, un pouvoir qu’il faut toujours évaluer

1. Il existe un risque à ce que certains s’arrogent le pouvoir exclusif de juger. C’est pourquoi Montesquieu rappelait que si le pouvoir judiciaire doit appartenir à quelques-uns, et être séparé des autres pouvoirs, ce pouvoir judiciaire doit lui-même être contrôlé : par des juges supérieurs, mais aussi par le jeu de la limitation réciproque des pouvoirs. De manière générale, on peut souligner que le jugement n’est légitime qu’à une double condition : à condition qu’il y ait une relation de connaissance entre le sujet qui juge et l’objet qu’il juge, mais aussi qu’il n’y ait pas de relation d’intérêt entre le sujet et l’objet : juger, c’est prononcer un jugement qui vise l’impartialité, non arbitraire, de sorte que celui qui juge n’est pas celui qui est jugé.

2. La notion d’expertise dans le jugement conduit paradoxalement à une multiplication des acteurs. Par exemple, si une décision juridique est bien rendue par un juge, elle est aussi accompagnée d’un grand nombre d’experts : médecins, psychiatres, etc. Comme le remarque Foucault (Surveiller et punir), cela implique une forme de diversification des acteurs, mais aussi, et paradoxalement, une ambivalence du jugement juridique qui, en plus de reconnaître un crime objectif, introduit le soupçon d’une anormalité du criminel.

3. On peut donc souligner, en dernière instance, que la légitimité de celui qui juge doit toujours faire son épreuve : elle doit être elle-même évaluée à plusieurs reprises, de manière à ce que l’autorité que lui confère son expertise ne produise pas une confiance aveugle en ses jugements. Ainsi, de même que l’objectivité scientifique implique que les jugements rendus puissent être discutés par la communauté scientifique et mis à l’épreuve (Bachelard), le raisonnement judiciaire est une rhétorique argumentative qui suppose une discussion possible avec les paires (cf. Chaïm Perelman). C’est donc le fait que le jugement puisse lui-même être évalué qui rend toute légitimité de juger provisoire.

Conclusion

En somme, il apparaît que, si la faculté de juger est bien une faculté universelle, partageable en droit par tous, la difficulté du jugement en certaines matières demande une expertise, une éducation et un entraînement du jugement qui apprend à bien juger. Cette finesse du jugement n’est pas à confondre avec un don inné, mais plutôt assimilable à une qualité seconde, incorporée par le savoir théorique et pratique. C’est pourquoi les jugements, qu’ils soient juridiques, politiques, épistémiques ou esthétiques, gagnent à être publics : en entraînant la discussion entre experts et « profanes », la conversation tend à affiner les jugements collectifs et à impliquer le plus de monde possible dans la reconnaissance des vérités épistémiques et dans les décisions politiques. C’est que la légitimité à juger ne peut constituer un droit inaliénable, qu’on s’arrogerait : elle n’est qu’une permission temporaire accordée en fonction d’une expertise donnée, et toujours soumise à nouvelle évaluation.

Entraînement - Thème 2023 : Le monde

Le monde des images forme-t-il une image du monde ?


1. Pour que le monde des images forme une image du monde - vraie ou fausse -, il faudrait que sa cohérence fût suffisante.

A. La visibilité d'une image est proportionnée à sa cohérence interne. C'est donc parce qu'elle est comme un monde qu'une image est visible. Cf. Helmut Newton, Self-portrait with wife and models, 1981.

B. Certes une image doit être cohérente. Mais cela suffit-il ? La cohérence est une condition nécessaire quoiqu'insuffisante de la formation d'une image. Cf. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 1921, propositions 2.0211 et 2.0212 : « Si le monde n'avait pas de substance, il en résulterait que, pour une proposition, avoir un sens dépendrait de la vérité d'une autre proposition. » N'en va-t-il pas de même pour une image ? Wittgenstein poursuit : « Il serait alors impossible d'esquisser une image du monde (vraie ou fausse). »

C. Si la cohérence, entendue comme compatibilité interne de parties, est une condition de formation d'une image d'une monde, mais n'en constitue pas le fondement, il en résulte à plus forte raison que la pluralité des images du monde - « le monde des images » - ne saurait prendre forme et se constituer de façon strictement cohérente : comment pourrait-on exiger d'une pluralité d'images ce que l'on peine parfois à trouver en une seule ? Cf. Herbert List, Lycabettos, 1937.

2. « Le monde des images » n'est donc qu'une métaphore dissimulant un foisonnement pictural irréductible.

A. Le monde des images ne peut être compris comme une somme, parce qu'on ne peut sommer des éléments hétérogènes d'une part, et parce que, d'autre part, les éléments d'une somme sont commutatifs salva veritate. Or, on voit mal ce que serait la commutation d'images de résolutions, d'échelles ou de genres distincts. La forme du monde des images n'est donc que celle d'une compossibilité, au sens faible. Cf. Edgerton, Tennis Player, 1938.

B. Cette compossibilité minimale des images n'est donc qu'un « jeu de langage » (Wittgenstein, Recherches philosophiques) trouvant son origine contingente dans « un air de famille » (ibid.) iconique. Il en résulte que l'expression « monde des images » expose de manière forcée la pluralité des images comme un monde. Mais il ne s'agit donc que d'une métaphore, et pas d'une expression dont la rigueur littérale pourrait être attestée.

C. Dès lors, « le monde des images » - expression conservée par défaut - ne forme pas, en tant que tel, une image du monde. Ne pouvant constituer non plus un échantillon du monde, il en est un réseau de fragments dont la difficulté résiduelle est celle de leur insertion dans ce monde, c'est-à-dire notre monde, ce seul monde. Cf. la mapemonde des Cassini au milieu du XVIIIe siècle, selon une projection ellipsoïde.

3. Ainsi, puisque la forme du monde des images n'est pas suffisante pour former une image du monde, peut-être est-ce chaque image « qui exprime tout l'univers à sa manière » (Leibniz, Discours de métaphysique, 1686, §9).

A. Toute image, mimétique ou non, est un fragment du monde inséré en lui, pour un certain usage. Cette insertion locale singulière confère à chaque image son unicité. Dès lors, chaque image est une occurrence insérée dans un réseau d'images, sans réversibilité. Si le modèle du « monde des images » est la mosaïque, alors il faut comprendre qu'aucun des fragments de cette mosaïque n'est révocable, ni substituable, quoique la mosaïque dans son ensemble ne soit pas complète, voire incohérente. Cf. B. Peeters et . Schuiten, La Tour, 1987 et La fièvre d'Urbicande, 1985.

B. Chaque image, par son insertion singulière dans un réseau iconique exprime « à sa manière » (Leibniz, Discours de métaphysique, 1686, §9) le tout dont elle participe, sans pour autant former ni une image du monde ni, avec les autres images, un authentique « monde des images ». Cette exposition du visible, localisée et non substituable, est moins une forme, qui supposerait un achèvement, une structure, un ordonnancement arrêté - en un mot, un monde - qu'un mouvement dynamique d'expression. Cf. Escher, Print Gallery, 1957.

C. Dès lors, puisqu'il n'est pas nécessaire que ce qui exprime soit semblable à la chose exprimée, et puisqu'il suffit « pour l'expression d'une chose dans une autre qu'il existe une loi constante des relations par laquelle les éléments singuliers de la première pourraient être rapportés aux éléments singuliers qui leur correspondent dans la seconde » (Leibniz, Sur le principe de raison, 1705), on peut soutenir que « comme une ville regardée de différents côtés paraît tout autre et est comme multipliée perspectivement » (Leibniz, Monadologie, 1714, § 57), il arrive de même que, par la multitude infinie des images, « il y a comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d'un seul » (ibid.), ce qui n'implique pas qu'il y aurait un quelconque monde des images, mais seulement que le réseau infini des images exprime le monde.

Entraînement - Thème 2022 : Aimer

1. L'amour de soi, distingué de l'amour-propre, semble bien « [naître] avec l'homme » et « ne le [quitter] jamais ».

1.1. En effet, l'amour de soi est fondé sur le souci de se conserver, alors que l'amour-propre, comme le soutient Rousseau dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, trouve son origine dans les comparaisons désastreuses que la vie sociale favorise. Travail d'un exemple romanesque : le personnage de Swann dans À la recherche du temps perdu de Proust.

1.2. Toutefois, la différence entre amour-propre et amour de soi est une différence de degré : l'amour-propre partage plusieurs propriétés avec l'amour de soi ; l'apparition de l'amour-propre ne fait pas disparaître l'amour de soi. Travail d'un exemple cinématographique : le personnage de Camille dans Le Mépris de Jean-Luc Godard.

1.3. Dès lors, il s’agit d'un seul et même amour, dont la présence est universelle ; la distinction entre amour-propre et amour de soi est précaire. Travail d'un exemple théâtral : Noces de Sang de Lorca.


2. Toutefois, toutes nos passions ne sauraient trouver leur « source », leur « origine » et leur « principe »  dans l’amour de soi.

2.1. Rousseau concède, dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, que la pitié, vertu naturelle, est aussi puissante que l'amour de soi : elle l’équilibre. Travail d'un exemple romanesque : le personnage de Julie dans La Nouvelle Héloïse de Rousseau.

2.2. En outre, il est difficile de ramener toutes les passions à l’amour de soi et à la pitié ; il faut renoncer à dériver nos passions d'une seule ou de deux, qui seraient originaires. Travail d'un exemple cinématographique : les personnages de l'oncle et du grand-père dans Little Miss Sunshine de Faris et Dayton.

2.3. Dès lors, l'amour de soi ne joue sans doute qu'un rôle discret, voire résiduel, dans ce que nous appelons « aimer » : l'amour connaît des modalités nombreuses irréductibles à l’amour de soi. Travail d'un exemple romanesque : l'amour du chevalier Des Grieux pour Manon dans Manon Lescaut de l'Abbé Prévost.


3. Enfin, il convient de réexaminer la proposition rousseauiste selon laquelle l’amour de soi « ne quitte jamais [l’homme] ».

3.1. En effet, si l’amour de soi « ne quitte jamais » l’homme, ce n’est pas le cas de l’amour-propre, que la raison en nous peut – et même doit, à juste titre – « humilier », comme le soutient Kant dans la Critique de la raison pratique. Travail d’un exemple théâtral : la découverte de soi dans Le Voyageur sans bagage de Anouilh.

3.2. En outre, l’amour de soi ne peut-il s’abolir dans une logique sacrificielle, où notre passion l’emporte sur le moi qui en est la source ? Travail d’un exemple cinématographique : le personnage de Bess dans Breaking the Waves de Lars Von Trier.

3.3. Dès lors, l’amour de soi ne mérite peut-être pas son nom d’amour ; car il est moins riche que l’amour, et l’amour ne saurait sans dommage être réduit à lui. Travail d'un exemple romanesque : la relation des personnages de Robinson et Vendredi dans Vendredi ou les limbes du Pacifique de Tournier.
 

Entraînement 1 - Thème 2020 : Le désir

Peut-on désirer sans souffrir ?

1. Par nature, désirer serait souffrir. Désirer impliquerait nécessairement de souffrir.

  • Souffrir, étymologiquement, c'est subir (cf. en castillan, sufrir qui signifie subir). Par-delà cette étymologie commune, le lien entre souffrance et désir semble de fait un lien trop fréquent pour n'être pas nécessaire. Cf. Romeo & Juliet de Shakespeare.
  • « On ne désire pas ce que l'on ne connaît pas. » (Ovide, Art d'aimer, III, 397). Distinction des deux types de souffrance liées au désir : l'attente ou la désillusion.
  • Ainsi, plus fondamentalement, le réel, dans le désir, est appréhendé comme manque radical ou comme absence : le réel est en défaut. Cf. Platon, Le Banquet.

 2. (Pourtant,) la morsure du désir n'est pas strictement réductible à une douleur et le lien d'une notion à l'autre semble contingent.

  • Possibilité d'un affect lié au désir, mais qui ne soit pas pour autant souffrance ni douleur. Le désir comme médiation vers la joie.
  • Or, si cela est possible, c'est que « désir », fondamentalement, est mouvement vers ou aspiration à. D'où alors provient la souffrance qui semble inéluctable dans le désir ? Peut-être pas du désir lui-même, mais de l'image que l'esprit se forme de l'objet du désir.  
  • C'est l'image de l'objet du désir qui serait vecteur de souffrance, et non le désir lui-même. Travail des représentations comme enjeu éthique pour le désir (Épicure, Lettre à Ménécée).

3. La « souffrance » du désir pourrait donc être tout autant un moteur de l'action humaine, et une ouverture de la conscience à ce qui l'excède. D'où l'hypothèse radicale d'un désir exempt de souffrance.

  • Le désir comme accroissement de soi, et non comme réduction. Rousseau, La Nouvelle Héloïse.
  • Le désir comme producteur de réel, engendrant la réalité qui, par ailleurs, fait défaut. Désir comme moteur de l'être et vecteur de la construction de soi. Spinoza, Éthique, livre IV.
  • Le désir comme propre de l'homme : la précession chronologique du désir sur la souffrance signifie la contingence de leur lien et la possibilité radicale de dissociation des deux. Spinoza, Éthique, livre V, dernière proposition : ce n'est pas la vertu qui conduit au bonheur, c'est le bonheur qui permet la vertu.

Entraînement 2 - Thème 2020 : Le désir

Vaut-il mieux changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde ?

1.     L'alternative proposée n'est pas exclusive.

  • Explicitation du problème et du sens des termes : ordre du monde : ordre physique du cosmos et de la nature ? Ordre social et politique de la société ? ; chacun des termes est posé comme norme de l'autre : soit les désirs constituent une norme de l'ordre du monde, soit l'ordre du monde norme les désirs. 
  • Incompatibilité entre transformation des désirs et ordre du monde ? Pourquoi l'un des deux membres de l'alternative exclurait-il l'autre ? Exemple : le désir d'émancipation des femmes implique des bouleversements politiques et sociaux.

2. Changer ses désirs présuppose que nous soyons libres de le faire. Discussion.

  • Possibilité d'une maîtrise de ses désirs  par la volonté : la connaissance du mécanisme des passions permet au sujet de maîtriser son corps-machine pour en utiliser les ressources et accroître son pouvoir et sa liberté. Descartes dissocie la nature – l'ordre mécanique (lien avec la notion « d'ordre du monde ») –où règne le déterminisme le plus strict, de la conscience par laquelle l'homme met la nature à distance et pour ainsi dire la jauge.
  • (objection) Diderot, Pensées philosophiques, § 1 à 5 : les passions sont notre essence. Une vie sans passion n'est pas une vie authentique et ne mérite pas
    d'être vécue. Dès lors, à quoi bon changer nos désirs, même si cela est possible ? Argument par l'absurde : même s'il était possible de changer nos désirs, le résultat en serait désastreux et constituerait une négation de notre humanité.
  • (seconde objection) Impossibilité d'une maîtrise : peut-on changer ses désirs ? Ne sommes-nous pas conditionnés par eux ? Ainsi, à titre d'exemple, l'hypothèse freudienne, qui affirme le caractère inconscient de certains désirs : le moi n'est plus maître chez lui. Dès lors, le désir survient en nous tel un destin, ce à quoi on ne peut rien changer.

3. Changer l'ordre du monde présuppose qu'il y a un ordre mondain. Discussion.

  • Il existe un ordre naturel du monde : ordre cosmique des stoïciens, ordre divin et intelligible de Descartes. Cette structure stable permet d'en prendre connaissance (sciences) et de l'utiliser selon nos propres fins (techniques). Dès lors, il est possible de transformer cet ordre. Plus modérément, il
    vaudrait la peine de changer l'ordre du monde, même marginalement.
  • Il existe un ordre social : obéit-il à des normes divines ? L'ordre des sociétés n'est-il pas soumis aux rapports de forces ? Des rapports de force qui
    sous-tendent une domination et se dissimulent sous une prétention d'ordre ? Il est possible de ne pas cautionner un désordre établi, une tyrannie injuste. Thèse : l'ordre mondain est précaire.
  • Existe-t-il seulement de l'ordre ? Notion psychologique rassurante projetée sur la nature. Fantasme humain : pour retrouver dans la nature et en société de quoi se sécuriser. Thèse : il n'y a pas en soi d'ordre mondain, même naturel.

Entraînement 1 - Thème 2019 : La mémoire

Devoir de mémoire et droit à l’oubli

I. Devoir de mémoire et droit à l’oubli constituent deux exigences sociales analogues.

1. Devoir de mémoire et droit à l’oubli sont des exigences contemporaines et conjointes. Cf. Pierre Nora, Les Lieux de Mémoire.

2. Les fondements de l’un et l’autre sont juridiques, voire judiciaires : la répression des des crimes contre l’humanité d’une part, la notion de prescription d’autre part. Cf. Lemkin, « Le Crime de Génocide » (1946, American Scholar).

3. Devoir de mémoire et droit à l’oubli sont deux revendication touchant à l’identité, collective et individuelle, et visant à en délimiter les contours par un récit ou un silence signifiant. Cf. Ricoeur, Temps et Récit.

II. Toutefois, l’analogie de ces exigences ne peut masquer leur dissymétrie.

1. La grammaire de leurs concepts est distincte : un devoir n’est pas un droit. Cf. Hohfeld, Fundamental Legal Conceptions.

2. Le devoir de mémoire est toujours collectif et doit fédérer ; le droit à l’oubli est toujours individuel et vise à singulariser celui qui s’en réclame. Cf. Le Bon, Psychologie des Foules.

3. L’antériorité du devoir de mémoire sur le droit à l’oubli indique une relation causale entre eux, et non une corrélation : le second est peut-être une réaction aux excès du premier. Cf. Nietzsche, Deuxième Considération intempestive.

III. Une telle dissymétrie nous convainc que devoir de mémoire et droit à l’oubli devraient être avant tout compris comme désir de mémoire (plutôt que « devoir ») et, dialectiquement, désir d’oubli (plutôt que « droit à »).

1. Le « devoir » de mémoire est moins devoir que besoin collectif ; or désirs et besoins, à l’échelle collective, sont indiscernables. Cf. Levi, Les Naufragés et les Rescapés.

2. De même le droit, entendu comme technique procédurale, se prête mal à l’oubli, qu’il essaie pourtant de garantir. L’oubli relève plutôt d’un désir contradictoire. Cf. Borges, « Funes ou la Mémoire », Fictions.

3. Toutefois, une réduction du devoir de mémoire et du droit à l’oubli à des désirs serait problématique : abandonnées à l’arbitraire de la subjectivité, ces deux exigences pourraient se corrompre. À l’inverse, une excessive institutionnalisation les stérilise. Cf. Todorov, Mémoire du Mal, Tentation du Bien.

Entraînement 2 - Thème 2019 : La mémoire

À quoi sert la mémoire ?

I. La mémoire assure d’abord notre orientation éthique dans l’existence présente. 

1. Elle nous aide à discriminer le bien du mal au niveau individuel, la mémoire étant une fonction essentielle de la conscience. Cf. Bergson, Matière et Mémoire.

2. Elle nous permet de discerner le juste de l’injuste au niveau collectif. Cf. Levi, Si c’est un Homme

3. Toutefois, cette fonction éthique est précaire, parfois inopérante, voire contre-productive quand elle inhibe l’action. Cf. Nietzsche, Deuxième Considération intempestive

II. La mémoire exerce ensuite une fonction sociale de continuité dans l’imputation d’actes et la mise en œuvre de nos responsabilités.

1. Sans mémoire, aucune sanction – récompense ou punition – ne serait légitime. Cf. Diderot, Entretien de Diderot et d’Alembert.

2. Cette mémoire sociale concerne autant les témoins de l’acte que son auteur, par sa fonction d’exemplarité. Cf. Platon, Protagoras.

3. Toutefois, cette notion judiciaire d’imputation, fondée sur une mémoire, entre parfois en conflit avec le travail d’interprétation de l’historien. Cf. Stéphane Audoin-Rouzeau, Une Initiation.

III. La mémoire autorise enfin le maintien de l’identité personnelle.

1. La mémoire permet le récit biographique, constitutif d’une identité narrative. Cf. Ricoeur, Temps et Récit.

2. Un tel maintien de l’identité personnelle n’a pas de sens par la mémoire seulement, mais par son ouverture vers un ensemble de possibles : cette tension temporelle entre mémoire et anticipation caractérise la conscience humaine. Cf. Husserl, Phénoménologie de la Conscience intime du Temps.

3. Ainsi la mémoire est-elle condition nécessaire mais insuffisante de l’identité : ce résultat peut être étendu au niveau collectif, où les notions de mémoire et d’identité sont conjointes. Cf. Pierre Nora, Les Lieux de Mémoire.


FAQ