La Turquie post-kémaliste, une démocratie limitée par le poids de l’armée
Une démocratisation à l’occidental en apparence…
Dans le contexte de la guerre froide, la Turquie fait résolument le choix de l’ancrage à l’Ouest, sur la politique étrangère comme sur le développement économique. Destinataire du Plan Marshall et membre de l’OTAN, elle a une population très antisovétique et fière de se sentir intégrée à la famille occidentale.
Le multipartisme est introduit aux élections législatives de 1946. Le Président Ismet İnönü (1884-1974), ancien officier de la guerre gréco-turque, perd son titre de « chef national ». Une alternance a lieu en 1950 : le Parti démocrate (PD) succède à l’hégémonie du Parti républicain du peuple (PRP) fondé par Kemal.
Le Président Cela Bayar (1883-1986) et son Premier ministre Adnan Menderes (1889-1961) poursuivent la libéralisation de l’économie et assouplissent les mesures laïques les plus combatives : des confréries sont de nouveau tolérées et des mausolées de saints musulmans (türbe) rouverts à la visite ; l’enseignement religieux redevient possible à l’école (il sera obligatoire à partir de 1980) ; l’appel à la prière se fait à nouveau en arabe et plus en turc ; des écoles d’imams-prédicateurs se développent.
… avec des limites autoritaires et nationalistes
Le PD reproduit cependant des pratiques du parti unique, via des purges dans les administrations, la justice et les universités. Il se maintient au pouvoir sans alternance politique durant toutes les années 1950. Le PD a donc droit à un procès en autoritarisme de la part du PRP dans l’opposition et de l’armée, qui estime être garante de l’héritage républicain et kémaliste.
Le 27 mai 1960, un coup d’État militaire entraîne l’exécution de Menderes. Mais dès 1961, une Constitution plus démocratique est adoptée, rétablissant le parlementarisme (avec deux chambres). Elle reconnaît les syndicats et le droit de grève, crée une Cour constitutionnelle et élargit les libertés et droits individuels. Le pouvoir de l’armée est cependant institutionnalisé au sein d’un Conseil national de sécurité.
Atatürk est mort en 1938, mais son héritage nationaliste a survécu. Des lynchages anti-grecs ont lieu à Istanbul en septembre 1955, faisant plusieurs victimes et détruisant plus de 5 600 bâtiments, dont de nombreuses églises orthodoxes. S’ensuit un exil de nombreux Grecs, réveillant le souvenir de l’exode du Pont au début des années 1920.
Le nationalisme anti-grec a aussi l’occasion de s’exprimer sur la question de Chypre en 1974. Le régime dictatorial des colonels en Grèce décide d’annexer Chypre. Cette dernière était une république fragile, indépendante du Royaume-Uni depuis 1960, avec une importante communauté de culture et de langue grecques. L’invasion est d’abord un succès, mais la Turquie intervient en juillet 1974 en envahissant la partie nord de l’île pour protéger les intérêts de la communauté turque de Chypre. Depuis l’île est toujours coupée en deux.
L’image d’un régime dominé par l’armée et l’autoritarisme
En 1970, la Turquie est marquée par la montée des extrêmes. Une première tendance, inspirée par la résistance palestinienne et le terrorisme international d’extrême gauche, est tentée par la guérilla populaire, derrière le Front de libération des peuples de Turquie. Une seconde est incarnée par le nouveau Parti d’action nationaliste du colonel Alparslan Türkeş (1917-1997) et les « Loups gris », organisation paramilitaire d’extrême-droite fondée en 1968, prête à la lutte armée contre les communistes, les intellectuels libéraux ou encore les Alévis (minorité musulmane soufi).
Dans ces conditions, l’armée, se considérant toujours gardienne du kémalisme, choisit la voie originale d’une mise en demeure de l’État : le Président Cevdet Sunay (1899-1982) reçoit de la part des chefs d’état-major un « mémorandum » le 12 mars 1971, l’accusant de laisser dériver le pays vers « l’anarchie, la guerre civile et la misère économique » et exigeant des mesures autoritaires. Le gouvernement de Süleyman Demirel (1924-2015) démissionne le jour même.
Nihat Erim (1912-1980), ancien ministre issu du PRP, forme un nouveau gouvernement « au-dessus des partis », mais dont les ministères sont sous forte influence des militaires. Les libertés sont suspendues dans certaines provinces. Des arrestations massives d’étudiants, de militants syndicaux, de journalistes et d’intellectuels ont lieu, tandis que trois militants d’extrême gauche sont pendus en 1972. Cette période prend fin en 1973 avec l’élection du Président Fahri Korutürk (1903-1987).
La Turquie pâtit cependant d’une mauvaise image à l’international, entretenue par le film Midnight Express (Alan Parker, 1978), au grand succès mondial, mais que la Turquie cherche à interdire, racontant le long calvaire dans les prisons turques du touriste américain William Hayes, arrêté en 1970 pour trafic de haschisch.
Dans les années 1970, s’avive également le problème kurde. Certains jeunes kurdes se radicalisent dans les universités au contact des idées marxistes ou tiers-mondistes. Des organisations politisées se constituent, masquant les revendications ethniques par un discours marxiste dénonçant la grande pauvreté du Kurdistan. Ces groupes passent à l’action armée devant la répression des années 1970. En 1978, Abdullah Öcalan (1949-) fonde le PKK, ou parti des travailleurs du Kurdistan. L’État le qualifie de menace séparatiste et terroriste, mais la cause du PKK est peu à peu relayée à l’international, notamment par l’importance diaspora kurde, en Europe de l’Ouest par exemple. Ses leaders, jusqu’à aujourd’hui, sont parfois assassinés par les Loups gris.
L’Iran du Chah Pahlavi : une monarchie autoritaire sous influence occidentale
Un État autocratique et modernisateur
L’Iran est un État monarchique soutenu par les États-Unis. En 1962, est lancée la « Révolution blanche », un programme de développement centré sur une réforme agraire, prévoyant également la privatisation d’entreprises étatiques, la nationalisation des forêts et pâturages, la participation des travailleurs aux bénéfices des entreprises, le droit de vote pour les femmes et l’alphabétisation des campagnes.
Mais cette politique est avant tout celle du souverain autocrate, le Parlement ayant été dissous en 1961, en raison de son opposition à la réforme agraire. Le peuple est appelé par un référendum au suffrage universel en 1963 à plébisciter la révolution. Le pouvoir royal s’affirme en parallèle de façon absolutiste.
Mohammed Reza, au pouvoir depuis la mort de son père en 1941, est couronné en grande pompe avec sa troisième épouse Farah Diba, qui prend le titre de Chahbanou – impératrice. En 1971 est célébré le 2 500e anniversaire de la fondation de l’Empire perse, avec une série de manifestations toute l’année, des constructions grandioses et une cérémonie spectaculaire à Persépolis en octobre, en présence des chefs d’État du monde entier.
Une opposition politique récupérée par les religieux
Mais les oppositions grondent, d’abord de la part du Front national et du Mouvement pour la liberté en Iran de Mehdi Bazargan (1907-1995). Héritiers de Mossadegh, ils dénoncent l’atteinte aux droits du Parlement.
Plus forte encore, l’opposition religieuse des oulémas se rassemble derrière l’ayatollah Ruhollah Khomeini (1902-1989). Gérant d’immenses domaines constitués en waqf au profit d’institutions religieuses et charitables, le clergé a été lésé par la réforme agraire.
En 1964, les forces de l’ordre prennent d’assaut l’école de théologie de Khomeini à Qom, devenu un trop important foyer de contestation. Le religieux condamne en effet l’exploitation du peuple, la coopération avec Israël, le droit de vote des femmes, le privilège d’extra-territorialité du personnel diplomatique américain. Khomeini islamise avec succès des thèmes de gauche comme l’anti-impérialisme, l’antisionisme, la défense des pauvres et des « déshérités ».
Arrêté en juin 1963, il est finalement exilé en novembre 1964 en Turquie, puis à Najaf (lieu saint de l’islam chiite) en Irak, d’où il part en 1978 pour la France, à Neauphle-le-Château où son personnage fascine des intellectuels comme Michel Foucault.
Pétrole et industrialisation : deux facteurs qui profitent aussi à d’autres États
L’Iran tire une grande partie de ses richesses de l’extraction du pétrole, même si la nationalisation a été stoppée en 1953 après la chute de Mossadegh. Cependant, le Chah profite de la montée en puissance de l’OPEP dans les années 1960 pour négocier de meilleurs dividendes pour l’État iranien (désormais à 50 %).
Après le choc pétrolier de 1973, la National Iran Oil Company obtient un contrôle total sur la production et la vente de pétrole, les compagnies étrangères devenant juste acheteuses ou prestataires. Cependant, les relations avec ces dernières sont ménagées.
Les revenus du pétrole augmentent encore dans la région dans les années 1960, encadrés par l’OPEP et son concurrent l’OPAEP (pour les pays arabes exportateurs) créés en 1968 à l’initiative de l’Arabie saoudite, du Koweït et de la Libye. Les émirats profitent des revenus d’une activité qui a démarré à la fin des années 1940, avec une croissance économique et urbaine fulgurante, à l’image de ce qui va devenir d’Abou Dhabi, modeste port de pêche de 35 000 habitants, où un gisement est découvert en 1960.
Ce développement stimule les négociations d’indépendance accordées par une Grande-Bretagne qui a renoncé à son empire : Bahreïn, le Qatar et les Émirats arabes unis sortent du régime du protectorat en 1971.
Dans le cadre de la « révolution blanche », l’Iran a également accordé la priorité à l’industrie lourde à partir de 1962. La production d’acier se développe, notamment à Ispahan, tout comme la pétrochimie, avec la construction d’un terminal sur l’île de Kharg.
Les dynamiques sont similaires en Égypte, où là en revanche le modèle industriel d’inspiration est celui de l’URSS (tout comme en Algérie) : à partir de 1958, Hélouan abrite un important complexe industriel dédié à l’acier, l’armement, l’aéronautique et l’automobile, avec des capitaux provenant de RFA ou d’Italie (Fiat finance la production des voitures Ramsès).
Israël, État-nation occidental et libéral, mais sous l’influence des partis religieux
Les institutions et la société politique
Le chef de l’État n’a qu’une fonction symbolique, le détenteur de l’exécutif est le Premier ministre, tandis que le pouvoir législatif appartient à une assemblée de 120 membres, la Knesset, élue tous les quatre ans au suffrage universel et à la proportionnelle intégrale : 1,5 % suffit pour obtenir un siège de député.
Le scrutin proportionnel favorise les gouvernements de coalition, aucun parti n’ayant la majorité absolue. Le multipartisme est acquis, tout comme la liberté de la presse. Cette dernière a pu se mesurer lorsque le pouvoir a été ébranlé par un important scandale en 1955, quand le ministre de la Défense Pinhas Lavon (1904-1976) doit démissionner après la révélation d’une affaire d’espionnage et de sabotage l’année précédente en Égypte : l’opération Susannah qui consistait à faire poser par des juifs égyptiens de petites bombes dans les bibliothèques et cinémas britanniques et américains, dans le but ensuite de faire accuser les nationalistes égyptiens et d’éclabousser ainsi Nasser.
Mais les renseignements égyptiens démantèlent le réseau et condamnent lourdement les agents impliqués (mort ou prison). Les échos du scandale se font sentir sur la longue durée, fragilisant Ben Gourion qui voulait encore rouvrir le dossier contre l’avis de son parti et finit par démissionner en 1963.
Jusqu’en 1977, le parti dominant est le Mapaï, le Parti ouvrier d’Eretz Israël, parti socialiste de centre gauche, avec pour figure dominante David Ben Gourion. Les autres grands partis sont : le Mapam, ou Parti ouvrier unifié incarnant la gauche sioniste radicale hostile à l’alignement sur le bloc occidental ; le Herout (la Liberté), parti de droite nationaliste, héritier de Jabotinsky et de l’Irgoun, ancêtre du Likoud ; et les partis religieux, comme l’Agoudat Israël (Union d’Israël) ultra-orthodoxe et non-sioniste (ayant désapprouvé la création de l’État hébreu) ou le Mizrahi, quant à lui sioniste.
Les limites (religieuses et nationalistes) de la démocratie
Israël n’a pas voté une Constitution originelle : les partis religieux s’y opposaient en 1949, considérant que les juifs n’ont qu’une seule loi suprême, la Torah. Le compromis de Ben Gourion a été de proposer de la « rédiger » par des lois fondamentales au fur et à mesure. Aux références constitutionnelles premières que sont la proclamation de 1948 et la loi du retour de 1950, onze lois fondamentales seront votées de 1958 à 1992 pour préciser le fonctionnement des pouvoirs publics.
Les tensions avec les partis religieux demeurent pour autant sur des sujets comme l’observance du shabbat le samedi, le service militaire féminin ou l’éducation. Pour cette dernière, coexistent donc trois systèmes : laïc et public, religieux subventionné par l’État, ultra-orthodoxe privé et autonome.
Par ailleurs, depuis sa naissance (article 11 de la proclamation de 1948), Israël accorde l’égalité des droits à tous ses citoyens, sans distinction de race ou de religion. Mais les cartes d’identité portent cependant mention sur la base de l’ethnie : juif, arabe, druze, bédouin, tcherkesse ou circassien.
Les Arabes d’Israël (300 000 en 1967) ont le droit de vote et peuvent fonder des partis. Ils sont cependant considérés comme une menace pour la sécurité de l’État et placés sous administration militaire jusqu’en 1966, avec absence de liberté de circulation et restrictions d’accès à l’université. Ils sont dispensés de service militaire pour leur éviter de combattre d’autres Arabes (ou Palestiniens), au contraire des Druzes.
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