Sujet rédigé (suite) :
Mais peut-on tenir cet idéal d’une science comme description d’une réalité extérieure ? Il semble en effet que les théories scientifiques ne se résument pas à des propositions décrivant des objets dans le monde et leurs relations : elles impliquent une série de concepts abstraits, qui n’ont de sens que dans le cadre de certaines opérations théoriques. Par exemple, le concept de « masse » ne renvoie pas au poids que nous mesurons dans notre vie quotidienne, mais à une valeur qui entre en relation avec d’autres valeurs (comme la force gravitationnelle). Pour rendre compte de la relation de la science à la réalité, il faut donc admettre que la science n’est pas produite en continuité directe avec la réalité, mais suppose une rupture. Le paradoxe qu’il faut alors approcher, c’est celle d’une science qui rompt avec la réalité immédiate pour mieux en rendre compte.
Comme le souligne Bachelard, la science implique une rupture avec la connaissance vulgaire : par exemple, l’on attribue spontanément une activité au corps qui flotte dans l’eau, alors que la flottaison s’explique par la résistance de l’eau, comme nous l’apprend le principe d’Archimède. Or cette rupture prend parfois des formes extrêmes : elle suppose des instruments complexes, comme le spectroscope, qui mesure des phénomènes électriques cachés, qui n’ont pas de signification directe dans la vie quotidienne. Les données sont souvent en science des résultats et les observations impliquent déjà une distance par rapport à la réalité sentie, puisqu’elles se font à travers des instruments qui matérialisent un certain nombre de théories (Le Rationalisme appliqué). Les concepts scientifiques n’ont de sens qu’au sein de théories et d’appareils techniques qui résultent d’une construction. De même, les objets mathématiques ont une réalité, au sens d’une existence, « intra-théorique » (Jean-Toussaint Dessanti, La Philosophie silencieuse) : ils n’ont de sens qu’au sein de systèmes théoriques, où ils permettent de réaliser certaines opérations. Cela ne signifie pas, pour autant, qu’elles n’ont aucun rapport avec la nature des choses, mais elles ne peuvent en rendre compte que par un écart face à la réalité immédiate. Les notions mathématiques permettent en effet de mettre en ordre la réalité. Par exemple, si Pierre est à la droite de Paul, et Jacques à la droite de Pierre, on peut en conclure que Jacques est à la droite de Paul. La mathématique consiste à substituer à cet exemple des signes abstraits (x est à la droite de y qui est à la droite de z) et à réfléchir sur les propriétés de ces rapports (ici la transitivité). Or, cet écart est paradoxal : il nous éloigne de la réalité si l’on entend par ce terme le donné concret livré à la perception immédiate, mais il nous permet en même temps de nous rapporter et de prédire toute situation possible qui vérifie un certain nombre de circonstances (par exemple, une relation transitive). L’abstraction des notions mathématiques, qui n’ont pas de réalité en dehors des systèmes théoriques où ils peuvent opérer, augmente notre capacité à mettre en ordre la réalité concrète à laquelle nous avons accès.
Cependant, si les énoncés scientifiques ne prennent sens qu’au sein de systèmes théoriques définis, il serait hasardeux de réduire la réalité aux seuls objets descriptibles par son discours. En effet, l’idée que la science décrivait le monde de manière adéquate aboutissait, notamment chez Wittgenstein, à une conséquence paradoxale et radicale. La science ne peut être considérée comme une description du réel qu’à condition que ses propositions soient considérées comme « comparables » avec le monde, lui-même considéré comme un ensemble d’événements. Cela implique que le seul langage qui ait un sens soit un langage prédicatif et que, par exemple, les propositions de l’éthique (celles en « Tu dois ») ne font pas sens, elles renvoient comme à un autre chose que la réalité descriptible, à ce que Wittgenstein nomme « l’élément mystique ». Pour autant, si l’éthique ne fait pas partie du monde, au sens des états de fait descriptibles par des propositions susceptibles de vérification, ne fait-elle pas partie, en un sens, de la réalité ? Est-il véritablement légitime de réduire la réalité à ce qui peut être décrit par des énoncés scientifiques ?
L’idée que la réalité se résumerait à ce que pourrait nous en dire la science est problématique à plusieurs titres. D’abord, déduire des énoncés scientifiques un discours ontologique sur ce qu’est, en soi, la réalité suppose d’admettre d’emblée que la science puisse accéder au réel. Or, il n’est pas possible d’accéder à cette réalité en dehors des concepts et des théories dégagées par la science. Plus largement, comme le montre Kant dans la Critique de la raison pure, nous n’avons pas d’accès intuitif, immédiat, à la réalité en soi : la seule réalité que nous connaissons est celle que nous pouvons connaître, c’est-à-dire qui correspond à notre structure subjective, aux formes a priori de notre sensibilité (le temps et l’espace) et aux catégories de notre entendement. Que nos lois supposent le principe de causalité ne signifie pas que la réalité en soi obéisse à ce principe, mais que la réalité que nous pouvons connaître y obéit. Or, s’il ne nous est pas possible de connaître la réalité telle qu’elle serait sans un tel principe, il nous est possible de penser un monde où chaque être rationnel agirait librement, c’est-à-dire indépendamment d’une cause antécédente. En ce sens, il paraît réducteur d’assimiler la réalité connue par la science à la réalité tout court, à la réalité absolue. La science formule un discours objectif, universel et nécessaire, mais il faut distinguer entre la réalité connue par la science et la réalité telle qu’elle est en soi : la science nous donne accès uniquement à ce à quoi elle peut nous donner accès, par ses instruments théoriques et pratiques.
Il y aurait ainsi un danger à superposer l’objet visé par la science avec la notion absolue de réalité. Non seulement cela donnerait l’illusion que la science pourrait épuiser la réalité, dans toutes ses dimensions ; mais cela masquerait le fait que la science, en tant que pratique, ne prend sens que pour des êtres qui vivent dans une réalité sur un mode non scientifique. La géométrie, par exemple, développe un discours théorique et abstrait ; mais elle a sans doute pour origine le fait, pragmatique, de mesurer, la pratique de l’arpentage. Cette origine n’est pas le fondement de la géométrie : elle n’explique pas son exactitude caractéristique, ni ne détermine la vérité de ses propositions. Mais elle rend compte de son sens : la géométrie a une vocation pratique, non seulement de pure théorie. Dans la Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (1935), Husserl s’appuie sur cette origine pratique de la géométrie pour critiquer un manque de réflexivité à l’égard du monde objectif construit par la science ; celle-ci ne doit pas être à un ensemble de lois et de théories, mais approchée comme une véritable praxis. Le développement de la science moderne (avec Galilée) s’est accompagné d’une interprétation mathématique de la nature, qui s’est développée vers l’idée d’une totalité d’être rationnelle infinie, systématiquement dominée par une science rationnelle (§ 9). Or, cette nature scientifique n’est pas immédiatement donnée, elle est construite ; pourtant, elle semble souvent être considérée comme la seule réalité vraie. Elle vient recouvrir le « monde de la vie », monde de nos actions et de nos intuitions quotidiennes. Alors que ce monde est caractérisé par des approximations, un rapport aux qualités sensibles et l’importance du corps, le monde construit par la science est dominé par une volonté d’exactitude, la priorité donnée aux valeurs quantitatives, et l’idée d’une causalité universelle idéale. Si cette démarche est en soi louable, elle donne lieu à une « substitution », par laquelle « le monde mathématique des idéalités, qui est une substruction, est pris pour le seul monde réel, celui qui nous est vraiment donné comme perceptible, le monde de l’expérience réelle ou possible : bref, notre monde de la vie quotidien ». Le paradoxe est donc le suivant : la science implique une rupture radicale avec la réalité quotidienne, qualitative, faite d’anticipations approximatives, dans laquelle nous vivons ; mais elle ne prend son sens que dans cette réalité, qui explique à la fois comment elle est possible et ce qu’elle vise : à corriger les anticipations grossières dont est faite la réalité vivante et concrète.
On peut certes répondre que la science possède une forme d’effectivité : elle ne doit pas être une pure construction puisque, comme l’affirme Bergson dans l’introduction à l’Évolution créatrice, elle produit des effets pragmatiques qui fonctionnent : la physique nous permet de prévoir de nombreux phénomènes et de modifier le cours du réel. Elle ne se « meut pas dans l’irréel ». L’effectivité des techniques déduites de la science montre qu’elle a une forme de contact avec quelque chose d’extérieur à nous. Mais on peut douter, comme le montre Bergson, que cet extérieur résume la réalité dans son ensemble : les instruments de la science se fondent sur des concepts bien définis, distincts les uns des autres, un langage qui décrit aisément le monde inorganique, spatialisable, de la matière, mais qui éprouve plus de difficulté à expliquer aussi précisément le monde intérieur, temporel, qualitatif. La science implique une approche quantitative, plus que qualitative, qui peut laisser de côté un aspect du réel. Or, il paraît exagéré de réduire le concept de réalité au seul objet de la science, car il n’est pas sûr que la connaissance soit réservée à la démarche scientifique. Ne peut-on considérer que la littérature, sous un certain aspect, nous fournisse une meilleure connaissance de la réalité, notamment de la réalité inter-humaine, de notre rapport corporel et sensible au monde, de notre rapport à nous-mêmes ? Le langage littéraire n’a pas l’exactitude définitionnelle et la rigidité du langage scientifique, où chaque concept doit être strictement défini ; mais ce « vague » lui permet aussi de procéder à des associations nouvelles, qui changent notre perspective sur le monde. Ainsi, la métaphore, par exemple, possède ce que Ricœur nommait une « véhémence ontologique » : elle nous permet de re-décrire la réalité, de la faire apparaître sous un jour inédit, en deçà de la réalité objective. Si la science implique une rupture par rapport à la réalité concrète, au sens de notre vie sensible et immédiate, cela ne signifie pas que cette vie ne puisse pas et ne doive pas faire l’objet d’une enquête, d’une forme spécifique de connaissance. Il n’est pas interdit de penser une inspiration de la littérature par la science, mais il faut aussi considérer la façon dont la littérature re-déploie une réalité que la science ne fait, par sa visée d’objectivité, qu’approcher.
En somme, interroger le rapport de la science à la réalité revient à examiner la possibilité de considérer la science comme un discours qui dévoilerait sans reste et parfaitement adéquatement ce qui existe en dehors de nos pensées et de nos discours. Cette thèse semble doublement problématique : d’abord parce que nous n’avons pas accès, en dehors du processus scientifique, à cette réalité pour savoir si elle est bien telle que la science nous la présente ; ensuite, parce que la science implique un effort positif d’abstraction et de construction. L’observation, l’expérimentation, la théorisation sont autant de procédures qui impliquent une forme de médiation par rapport à la réalité extérieure. Cela ne signifie pas que la science soit une pure fiction : les processus d’abstractions sont contrôlés et doivent être objectivement partageables ; et par ailleurs, la science rend possibles des applications techniques qui ont une certaine efficacité, ce qui laisse supposer qu’au moins une partie de la réalité dans laquelle nous vivons se laisse approcher par la science. Reste qu’il serait illusoire, du fait même de la nature constructiviste de la science, de penser que son discours épuise la réalité, notamment parce qu’elle implique une prise de distance par rapport à la réalité concrète et sensible qui lui donne, en fin de compte, son véritable sens.