Thème 2026 : La science

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Science et réalité (1)

Sujet possible : Science et réalité

Analyse du sujet :

  1. Il faut éviter une tentation, trop formelle, qui consisterait à mettre au même niveau les deux notions et à étudier les rapports de la science à la réalité et de la réalité à la science. Ces deux notions n’ont pas le même statut : la science désigne une pratique, un discours ou une pensée, tandis que la réalité renvoie à un objet extérieur à ma pensée. La relation première est donc celle qui relie science à la réalité.
  2. Il faut définir en contexte, en l’occurrence choisir la définition de la science la plus adaptée au sujet. On pouvait ainsi la définir comme un ensemble de théories ou de discours qui se rapportent à quelque chose, qui entendent connaître une chose extérieure, que serait la réalité.
  3. Dans un tel sujet, il importe de questionner les différentes modalités du rapport de la science à la réalité : la science explique-t-elle, connaît-elle, interprète-t-elle, construit-elle, décrit-elle la réalité ? Chacune de ces notions implique une définition et une certaine connotation (l’interprétation, comme la compréhension, a à voir avec le sens ; l’explication renvoie à l’idée de causalité ; la description à l’idée d’un discours objectif et non prescriptif).
  4. Pour problématiser le sujet, on pouvait partir du présupposé qu’il remet en cause : il paraît évident que la science ait un rapport avec la réalité, car sinon qu’entendrait-elle connaître ? Elle ne serait en rapport qu’avec elle-même et serait vide de sens. Pourtant, si la science n’est pas la réalité, c’est qu’elle est un discours qui n’est pas le simple reflet de la réalité, laquelle ne parle pas d’elle-même : la science implique des constructions théoriques, conceptuelles (théories, lois, modèles, etc.) qui semblent introduire une médiation entre le scientifique et la réalité.
  5. Enfin, il convenait de distinguer réalité de vérité : la vérité est une propriété de propositions ou de la pensée, qui désigne l’adéquation d’une opinion avec la réalité (la science a donc pour ambition d’être vraie, pas d’être réelle). La réalité désigne donc quelque chose à laquelle la vérité se rapporte : un objet extra-discursif que la science a pour ambition de connaître et/ou de modifier.

 

Science et réalité (2)

Sujet rédigé :

La science, en tant qu’ensemble de théories et de lois construites par des procédures contrôlées, semble avoir comme ambition de connaître la réalité, c’est-à-dire ce qui existe en dehors de notre pensée et de nos discours. Elle possède une prétention ontologique, celle de dévoiler la réalité, de la faire apparaître telle qu’elle est. C’est en ce sens qu’elle poursuit la vérité, en cherchant à établir un discours adéquat avec un objet extérieur. Cette prétention semble d’autant plus légitime que la science possède une capacité prédictive : si nous arrivons à prévoir des éclipses, ou autres phénomènes physiques, n’est-ce pas que la science est capable de connaître la réalité ? Par ailleurs, la science est aussi à l’origine d’applications nombreuses, dans la technologie et l’industrie, qui fonctionnent et portent les résultats attendus, ce qui confirme la valeur ontologique de la science. Pourtant, la science a une histoire : c’est un discours qui n’a cessé d’évoluer, et qui implique un ensemble de médiations : théories générales, concepts, lois, usage d’un langage symbolique et abstrait, souvent mathématique, semblent nous éloigner de la réalité concrète et singulière, telle que nous la vivons tous les jours. L’objet visé par la science n’est pas immédiatement donné, mais construit, qui se dégage de la réalité telle qu’elle nous est donnée dans la sensation la plus immédiate. S’il est difficile de nier que la science ait un rapport avec un certain type d’objet extérieur, elle ne semble pas non plus réductible à un dévoilement de la réalité, qui la connaîtrait sans la modifier. D’un côté, la réalité est présupposée comme donnée, puisqu’elle est le critère qui permet de distinguer un discours scientifique d’une pure fiction ; de l’autre, la science semble viser une réalité propre, qui n’est pas exactement identique avec la réalité originaire dans laquelle nous vivons. La réalité est-elle donc l’horizon ultime de la démarche scientifique, ou bien une construction de la science elle-même ? L’enjeu est à la fois épistémologique – il s’agit d’évaluer la prétention de la science à connaître ce qui existe en dehors des structures humaines de la pensée et du langage – et ontologique : la réalité se réduit-elle à ce que peut nous en dire la science ?

On peut d’abord examiner la prétention de la science à restituer la réalité : la réalité construite par la science n’est-elle qu’une manière détournée de dévoiler la réalité donnée ? Il semble pourtant que les procédures scientifiques impliquent une rupture avec la réalité sensible et concrète dans laquelle nous vivons. Il faudra donc s’interroger, en fin de compte, sur la nature de la réalité visée par la science : est-il légitime de considérer que la seule réalité est celle explicable par les procédures scientifiques objectives ?

On peut penser, de prime abord, que la réalité constitue l’objet de la démarche scientifique, la référence de son discours. La science ne serait qu’une médiation nous permettant de mieux connaître une réalité autrement mal connue. Cela implique de penser une continuité entre le discours scientifique et la réalité telle que nous la percevons. Il se trouve que les concepts de la science gardent souvent un rapport avec la réalité concrète. Le concept de triangle isocèle, par exemple, désigne une figure exacte que l’on ne trouve peut-être jamais dans les réalités naturelles extérieures ; il n’est pas donné, puisqu’il n’est pas un simple décalque de la réalité observée. Cependant, il existe un rapport, même d’approximation, entre le triangle exact que pense le géomètre et les triangles naturels. Comme le souligne Aristote (Seconds analytiques), les notions qui forment les principes de la science proviennent de la sensation, sans s’y réduire : elles sont engendrées par un phénomène passif, qui consiste à rassembler plusieurs formes semblables. L’abstraction aboutit certes à une réalité seconde, qui n’existe que dans notre âme ; mais elle a bien une origine empirique, à l’extérieur de notre âme, dans les réalités que nous sentons. La sensation originaire, acte commun du sentant et du senti, nous assure d’une continuité entre les notions du discours scientifiques et les formes perçues ; et la passivité du phénomène qui aboutit à la production des notions internes assure qu’elles ne sont pas purement arbitraires, de simples fictions créées par l’esprit.

Mais on peut aller plus loin : non seulement le discours scientifique se rapporte à la réalité concrète, qu’il vise, mais elle en produit une meilleure connaissance que l’opinion immédiate. Comme le précise Aristote, en effet, la science suppose d’expliquer la cause d’un phénomène : elle met en relation des phénomènes qui se suivent souvent et cette mise en relation produit un gain subjectif : la science, comme phénomène psychologique, désigne un état de l’âme capable de s’expliquer les phénomènes extérieurs. On peut concevoir la démarche scientifique comme une exploration progressive de la réalité extérieure, qui aboutit à sa connaissance de plus en plus complète. Diderot, dans ses Principes sur l’interprétation de la nature (XV), souligne que la science, notamment la physique et la chimie, combine trois démarches : l’observation de la nature, qui consiste à recueillir le plus de faits ; la réflexion, qui combine ces faits afin d’en tirer des lois, des énoncés qui en décrivent la régularité ; et l’expérience, qui, par la modification et la variation des circonstances, vérifie les hypothèses. La science semble alors doublement liée à la réalité, qui en est à la fois le point de départ et le point d’arrivée. Le point de départ, car la science implique la découverte progressive de faits extérieurs, non suscités par l’homme : l’exploration des régions inconnues peut ainsi faire progresser certaines sciences, comme la botanique ; l’astronomie entraîne également la découverte de planètes ou étoiles inconnues. Mais aussi le point d’arrivée, car c’est la confirmation, par l’expérience, d’une hypothèse qui garantit sa valeur scientifique. La science se conçoit alors comme le dévoilement progressif de la réalité extérieure, qui en élimine les zones d’ombres, et le scientifique est un peu comme un voyageur à la recherche de contrées inexplorées et inconnues. La réalité connue par la science préexiste à la démarche scientifique ; elle n’en est que révélée.

Cette vision aboutit à l’idée d’une science comme d’un discours qui entend décrire, dans un langage clair et économe, la structure du réel. Comme le suggère Wittgenstein, le discours scientifique peut être envisagé comme un ensemble de lois de la nature, qui sont des propositions vraies décrivant des régularités constatables ; ces lois décrivent le monde, conçu comme un ensemble d’« états de fait » indépendants de notre langage. Il est vrai que l’on peut formuler la science de plusieurs manières, qu’il y a parfois plusieurs théories concurrentes ; mais il existe une relation nécessaire entre les énoncés à l’intérieur d’une théorie. On peut considérer, par exemple, que la valeur de la masse atomique de l’oxygène est arbitraire et conventionnelle (16) ; mais la relation que celle-ci entretient avec celle de l’hydrogène (1,008) ne l’est pas : si l’on modifie, par une décision, une de ces deux valeurs, on devra modifier l’autre pour que la théorie reste valide. Le but d’une théorie est certes d’uniformiser la description du monde, mais elle ne tire sa validité que de sa capacité à respecter un certain nombre de relations nécessaires. Elle est en soi arbitraire, mais son résultat ne l’est pas. Si la réalité est comme une feuille de papier blanche recouverte de taches noires irrégulières, et le discours scientifique comme une grille qu’on pose dessus, il est tout à fait possible de modifier la grille que nous utilisons pour décrire la réalité ; et le résultat sera en un sens différent. Cependant, une fois choisi un certain type d’instrument, il ne nous est plus possible de modifier le résultat. La science est donc bien une médiation, mais cela n’implique pas qu’elle soit une pure fiction, dépourvue de rapport avec un élément extérieur qu’elle ne produit pas. La réalité peut même être définie comme ce qui résiste à notre discours, ce qui nous oblige à formuler une théorie de telle ou telle manière. En outre, il semble exister une manière plus fine et plus juste de décrire le monde : l’on peut imaginer une grille qui corresponde parfaitement aux caractéristiques de la réalité. Le fait même que le monde se laisse décrire plus simplement par une théorie plutôt que par une autre nous dit quelque chose du monde lui-même (Tractatus logico-philosophicus, 6.342) et il paraît bien y avoir, en ce sens, une leçon ontologique de la science, qui nous indique bien quelque chose de la structure de la réalité (par exemple, qu’elle puisse être décrite par des lois qui respectent le principe de causalité).

Science et réalité (3)

Sujet rédigé (suite) : 

Mais peut-on tenir cet idéal d’une science comme description d’une réalité extérieure ? Il semble en effet que les théories scientifiques ne se résument pas à des propositions décrivant des objets dans le monde et leurs relations : elles impliquent une série de concepts abstraits, qui n’ont de sens que dans le cadre de certaines opérations théoriques. Par exemple, le concept de « masse » ne renvoie pas au poids que nous mesurons dans notre vie quotidienne, mais à une valeur qui entre en relation avec d’autres valeurs (comme la force gravitationnelle). Pour rendre compte de la relation de la science à la réalité, il faut donc admettre que la science n’est pas produite en continuité directe avec la réalité, mais suppose une rupture. Le paradoxe qu’il faut alors approcher, c’est celle d’une science qui rompt avec la réalité immédiate pour mieux en rendre compte.

Comme le souligne Bachelard, la science implique une rupture avec la connaissance vulgaire : par exemple, l’on attribue spontanément une activité au corps qui flotte dans l’eau, alors que la flottaison s’explique par la résistance de l’eau, comme nous l’apprend le principe d’Archimède. Or cette rupture prend parfois des formes extrêmes : elle suppose des instruments complexes, comme le spectroscope, qui mesure des phénomènes électriques cachés, qui n’ont pas de signification directe dans la vie quotidienne. Les données sont souvent en science des résultats et les observations impliquent déjà une distance par rapport à la réalité sentie, puisqu’elles se font à travers des instruments qui matérialisent un certain nombre de théories (Le Rationalisme appliqué). Les concepts scientifiques n’ont de sens qu’au sein de théories et d’appareils techniques qui résultent d’une construction. De même, les objets mathématiques ont une réalité, au sens d’une existence, « intra-théorique » (Jean-Toussaint Dessanti, La Philosophie silencieuse) : ils n’ont de sens qu’au sein de systèmes théoriques, où ils permettent de réaliser certaines opérations. Cela ne signifie pas, pour autant, qu’elles n’ont aucun rapport avec la nature des choses, mais elles ne peuvent en rendre compte que par un écart face à la réalité immédiate. Les notions mathématiques permettent en effet de mettre en ordre la réalité. Par exemple, si Pierre est à la droite de Paul, et Jacques à la droite de Pierre, on peut en conclure que Jacques est à la droite de Paul. La mathématique consiste à substituer à cet exemple des signes abstraits (x est à la droite de y qui est à la droite de z) et à réfléchir sur les propriétés de ces rapports (ici la transitivité). Or, cet écart est paradoxal : il nous éloigne de la réalité si l’on entend par ce terme le donné concret livré à la perception immédiate, mais il nous permet en même temps de nous rapporter et de prédire toute situation possible qui vérifie un certain nombre de circonstances (par exemple, une relation transitive). L’abstraction des notions mathématiques, qui n’ont pas de réalité en dehors des systèmes théoriques où ils peuvent opérer, augmente notre capacité à mettre en ordre la réalité concrète à laquelle nous avons accès.

Cependant, si les énoncés scientifiques ne prennent sens qu’au sein de systèmes théoriques définis, il serait hasardeux de réduire la réalité aux seuls objets descriptibles par son discours. En effet, l’idée que la science décrivait le monde de manière adéquate aboutissait, notamment chez Wittgenstein, à une conséquence paradoxale et radicale. La science ne peut être considérée comme une description du réel qu’à condition que ses propositions soient considérées comme « comparables » avec le monde, lui-même considéré comme un ensemble d’événements. Cela implique que le seul langage qui ait un sens soit un langage prédicatif et que, par exemple, les propositions de l’éthique (celles en « Tu dois ») ne font pas sens, elles renvoient comme à un autre chose que la réalité descriptible, à ce que Wittgenstein nomme « l’élément mystique ». Pour autant, si l’éthique ne fait pas partie du monde, au sens des états de fait descriptibles par des propositions susceptibles de vérification, ne fait-elle pas partie, en un sens, de la réalité ? Est-il véritablement légitime de réduire la réalité à ce qui peut être décrit par des énoncés scientifiques ?

L’idée que la réalité se résumerait à ce que pourrait nous en dire la science est problématique à plusieurs titres. D’abord, déduire des énoncés scientifiques un discours ontologique sur ce qu’est, en soi, la réalité suppose d’admettre d’emblée que la science puisse accéder au réel. Or, il n’est pas possible d’accéder à cette réalité en dehors des concepts et des théories dégagées par la science. Plus largement, comme le montre Kant dans la Critique de la raison pure, nous n’avons pas d’accès intuitif, immédiat, à la réalité en soi : la seule réalité que nous connaissons est celle que nous pouvons connaître, c’est-à-dire qui correspond à notre structure subjective, aux formes a priori de notre sensibilité (le temps et l’espace) et aux catégories de notre entendement. Que nos lois supposent le principe de causalité ne signifie pas que la réalité en soi obéisse à ce principe, mais que la réalité que nous pouvons connaître y obéit. Or, s’il ne nous est pas possible de connaître la réalité telle qu’elle serait sans un tel principe, il nous est possible de penser un monde où chaque être rationnel agirait librement, c’est-à-dire indépendamment d’une cause antécédente. En ce sens, il paraît réducteur d’assimiler la réalité connue par la science à la réalité tout court, à la réalité absolue. La science formule un discours objectif, universel et nécessaire, mais il faut distinguer entre la réalité connue par la science et la réalité telle qu’elle est en soi : la science nous donne accès uniquement à ce à quoi elle peut nous donner accès, par ses instruments théoriques et pratiques.

Il y aurait ainsi un danger à superposer l’objet visé par la science avec la notion absolue de réalité. Non seulement cela donnerait l’illusion que la science pourrait épuiser la réalité, dans toutes ses dimensions ; mais cela masquerait le fait que la science, en tant que pratique, ne prend sens que pour des êtres qui vivent dans une réalité sur un mode non scientifique. La géométrie, par exemple, développe un discours théorique et abstrait ; mais elle a sans doute pour origine le fait, pragmatique, de mesurer, la pratique de l’arpentage. Cette origine n’est pas le fondement de la géométrie : elle n’explique pas son exactitude caractéristique, ni ne détermine la vérité de ses propositions. Mais elle rend compte de son sens : la géométrie a une vocation pratique, non seulement de pure théorie. Dans la Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (1935), Husserl s’appuie sur cette origine pratique de la géométrie pour critiquer un manque de réflexivité à l’égard du monde objectif construit par la science ; celle-ci ne doit pas être à un ensemble de lois et de théories, mais approchée comme une véritable praxis. Le développement de la science moderne (avec Galilée) s’est accompagné d’une interprétation mathématique de la nature, qui s’est développée vers l’idée d’une totalité d’être rationnelle infinie, systématiquement dominée par une science rationnelle (§ 9). Or, cette nature scientifique n’est pas immédiatement donnée, elle est construite ; pourtant, elle semble souvent être considérée comme la seule réalité vraie. Elle vient recouvrir le « monde de la vie », monde de nos actions et de nos intuitions quotidiennes. Alors que ce monde est caractérisé par des approximations, un rapport aux qualités sensibles et l’importance du corps, le monde construit par la science est dominé par une volonté d’exactitude, la priorité donnée aux valeurs quantitatives, et l’idée d’une causalité universelle idéale. Si cette démarche est en soi louable, elle donne lieu à une « substitution », par laquelle « le monde mathématique des idéalités, qui est une substruction, est pris pour le seul monde réel, celui qui nous est vraiment donné comme perceptible, le monde de l’expérience réelle ou possible : bref, notre monde de la vie quotidien ». Le paradoxe est donc le suivant : la science implique une rupture radicale avec la réalité quotidienne, qualitative, faite d’anticipations approximatives, dans laquelle nous vivons ; mais elle ne prend son sens que dans cette réalité, qui explique à la fois comment elle est possible et ce qu’elle vise : à corriger les anticipations grossières dont est faite la réalité vivante et concrète.

On peut certes répondre que la science possède une forme d’effectivité : elle ne doit pas être une pure construction puisque, comme l’affirme Bergson dans l’introduction à l’Évolution créatrice, elle produit des effets pragmatiques qui fonctionnent : la physique nous permet de prévoir de nombreux phénomènes et de modifier le cours du réel. Elle ne se « meut pas dans l’irréel ». L’effectivité des techniques déduites de la science montre qu’elle a une forme de contact avec quelque chose d’extérieur à nous. Mais on peut douter, comme le montre Bergson, que cet extérieur résume la réalité dans son ensemble : les instruments de la science se fondent sur des concepts bien définis, distincts les uns des autres, un langage qui décrit aisément le monde inorganique, spatialisable, de la matière, mais qui éprouve plus de difficulté à expliquer aussi précisément le monde intérieur, temporel, qualitatif. La science implique une approche quantitative, plus que qualitative, qui peut laisser de côté un aspect du réel. Or, il paraît exagéré de réduire le concept de réalité au seul objet de la science, car il n’est pas sûr que la connaissance soit réservée à la démarche scientifique. Ne peut-on considérer que la littérature, sous un certain aspect, nous fournisse une meilleure connaissance de la réalité, notamment de la réalité inter-humaine, de notre rapport corporel et sensible au monde, de notre rapport à nous-mêmes ? Le langage littéraire n’a pas l’exactitude définitionnelle et la rigidité du langage scientifique, où chaque concept doit être strictement défini ; mais ce « vague » lui permet aussi de procéder à des associations nouvelles, qui changent notre perspective sur le monde. Ainsi, la métaphore, par exemple, possède ce que Ricœur nommait une « véhémence ontologique » : elle nous permet de re-décrire la réalité, de la faire apparaître sous un jour inédit, en deçà de la réalité objective. Si la science implique une rupture par rapport à la réalité concrète, au sens de notre vie sensible et immédiate, cela ne signifie pas que cette vie ne puisse pas et ne doive pas faire l’objet d’une enquête, d’une forme spécifique de connaissance. Il n’est pas interdit de penser une inspiration de la littérature par la science, mais il faut aussi considérer la façon dont la littérature re-déploie une réalité que la science ne fait, par sa visée d’objectivité, qu’approcher.

En somme, interroger le rapport de la science à la réalité revient à examiner la possibilité de considérer la science comme un discours qui dévoilerait sans reste et parfaitement adéquatement ce qui existe en dehors de nos pensées et de nos discours. Cette thèse semble doublement problématique : d’abord parce que nous n’avons pas accès, en dehors du processus scientifique, à cette réalité pour savoir si elle est bien telle que la science nous la présente ; ensuite, parce que la science implique un effort positif d’abstraction et de construction. L’observation, l’expérimentation, la théorisation sont autant de procédures qui impliquent une forme de médiation par rapport à la réalité extérieure. Cela ne signifie pas que la science soit une pure fiction : les processus d’abstractions sont contrôlés et doivent être objectivement partageables ; et par ailleurs, la science rend possibles des applications techniques qui ont une certaine efficacité, ce qui laisse supposer qu’au moins une partie de la réalité dans laquelle nous vivons se laisse approcher par la science. Reste qu’il serait illusoire, du fait même de la nature constructiviste de la science, de penser que son discours épuise la réalité, notamment parce qu’elle implique une prise de distance par rapport à la réalité concrète et sensible qui lui donne, en fin de compte, son véritable sens.


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