En quoi le merveilleux d’Aurélia de Nerval constitue-t-il une esthétique moderne dépassant le fantastique traditionnel ?

Plan détaillé

Introduction

Aurélia, considéré comme le testament littéraire de Gérard de Nerval et publié en 1855, marque un tournant décisif dans l’histoire de la littérature fantastique. Sous-titrée « Le Rêve et la Vie », cette œuvre transgresse les codes du fantastique traditionnel, fondé sur l’irruption inquiétante du surnaturel dans le quotidien, pour proposer une esthétique du merveilleux où rêve et réalité s’entremêlent sans distinction. Le narrateur ne cherche plus à maintenir la frontière entre veille et sommeil, mais proclame dès l’incipit : « Le Rêve est une seconde vie. » Cette abolition des limites conventionnelles fait d’Aurélia une œuvre moderne qui annonce le surréalisme.

Aussi peut-on se demander comment le merveilleux nervalien, par son traitement novateur du rêve, du sacré et de la folie, inaugure une esthétique moderne qui dépasse les conventions du fantastique traditionnel.

Nous examinerons d’abord comment Nerval élabore un merveilleux onirique et personnel, puis analyserons la dimension gnostique de cette poétique moderne, avant d’interroger les tensions critiques de ce merveilleux.

I. Un merveilleux onirique et personnel

A. L’invasion du rêve dans la réalité

– Abolition de la frontière classique entre veille et sommeil (ch. III) : Citation programmatique : « Ici a commencé pour moi ce que j’appellerai l’épanchement du songe dans la vie réelle » (ch. III).

– Expérience parisienne transformée en théâtre mythologique : « ([…] tout prenait parfois un aspect double […]. »

– Transformation de Paris : numéro de maison « éclairé par un réverbère » perçu comme un signe de mort (ch. II) ; topographie urbaine qui prend un aspect prophétique.

– Conscience éclatée, mais logique maintenue : « À dater de ce moment, tout prenait parfois un aspect double, – et cela sans que le raisonnement manquât jamais de logique, sans que la mémoire perdît les plus légers détails. »

– Visions qui mêlent souvenirs (ex. : la maison de l’oncle peintre) et les archétypes universels (ex. : les races primitives) sans hiérarchie entre le réel et l’imaginaire.

B. La métamorphose des figures féminines

– Multiplication d’Aurélia en avatars mythiques : la Vierge Marie, Isis ou la « divinité, toujours la même, [qui] rejetait en souriant les masques furtifs de ses diverses incarnations » (ch. III) et « Je suis la même que Marie, la même que ta mère » (ch. V, 2partie).

– Fusion des figures féminines qui révèle le principe de correspondance universelle : « chaque homme a un double » et où les âmes « se nouent et se dénouent » à travers les existences.

 – Femme aimée qui devient la représentation du principe cosmique unifiant : « dans cette étoile sont ceux qui m’attendent » (ch. II).

C. Le bestiaire symbolique et les créatures oniriques

– Imaginaire de Nerval structuré par les créatures merveilleuses : l'Ange d’Albrecht Dürer apparaît comme « un être d’une grandeur démesurée » aux « ailes brillantes de mille reflets changeants ».

– Genèse mythique : « de hideux reptiles serpentaient » → transformation harmonieuse.

– Esthétique de la métamorphose illustrée par l’exemple de l’animal mystérieux de l’atelier : lama ailé animé par « le feu primitif ».

– Fonction de chaque créature : correspondance à un état spirituel. Évocation des aïeux qui « prenaient la forme de certains animaux ».

II. Une gnose poétique moderne

A. L’écriture comme révélation et reconstruction du sacré

– Projet explicite de l’acte d’écriture : quête initiatique : « Je résolus de fixer le rêve et d’en connaître le secret » (ch. VIII, 2partie)

– Écriture qui permet l’accès à la connaissance : « Je m’appliquai à chercher le sens de mes rêves » ; qui devient un médium révélant les « rapports du monde réel avec le monde des esprits » et qui permet le déchiffrement des « harmonies jusqu’alors inconnues » (ch. VI, 2partie).

– Conception magique de l’art : dessins sur les murs de la maison de santé, fresques sur représentant Aurélia divinisée (ch. VII).

B. La transfiguration de l’espace moderne

– Errances parisiennes qui deviennent un parcours initiatique : Notre-Dame, Saint-Eustache, le Louvre = lieux mystiques ch. IV, 2partie) et sacrés.

– Déchiffrement urbain : chaque élément de la ville est un hiéroglyphe.

– Alchimie urbaine qui s’appuie sur le principe des correspondances : « Tout vit, tout agit, tout se correspond » (ch. VI, 2partie).

C. Le syncrétisme des traditions spirituelles

– Création d’une religion personnelle mêlant plusieurs traditions : références explicites : Swedenborg (Memorabilia), Apulée (Âne d’or), Dante (Divine Comédie)

– Récit cosmogonique personnelle des Éloïm qui mêle référence à la Bible et aux mythologies orientales : « j’entrevoyais, comme en un souvenir, le premier pacte formé par les génies au moyen de talismans » (ch. VII).

– But de ce syncrétisme : « retrouver la lettre perdue » pour « recomposer la gamme dissonante ».

III. Les tensions critiques d’un merveilleux moderne

A. La lucidité sur la pathologie visionnaire

– Reconnaissance de sa pathologie par le narrateur qui souffre de « théomanie ou démonomanie » (préface) : « on m’avait laissé sortir [...] que lorsque je suis convenu bien formellement d’avoir été malade ».

– Distinction entre le merveilleux nervalien et le fantastique naïf : « Les visions qui s’étaient succédé pendant mon sommeil m’avaient réduit à un tel désespoir. »

– Ambivalence par l’épisode du double : « c’était mon visage, c’était toute ma forme idéalisée » (ch. IX).

– Rencontre avec l’autre-soi qui expose aux risques de la projection visionnaire non maîtrisée. Référence à celui qui a combattu toute une nuit dans une forêt contre un inconnu qui était lui-même.

B. L’épreuve du réel et la confrontation à la mort

– Rupture provoquée par la mort d’Aurélia : « Ce rêve si heureux à son début me jeta dans une grande perplexité. Que signifiait-il ? Je ne le sus que plus tard. Aurélia était morte » (ch. VII).

– Effondrement du merveilleux devant l’irréversibilité de la mort : « Une seconde fois perdue ! Tout est fini, tout est passé ! »

– Confrontation institutionnelle entre monde médical et visions : « Je compris, en me voyant parmi les aliénés. »

– Fragilité sociale du merveilleux moderne : « médecins et commissaires » vs « champ de la poésie ».

C. Une résolution ambiguë entre foi retrouvée et modernité désenchantée

– Apparente réconciliation qui clôt le récit : « je me sens heureux des convictions que j’ai acquises » (ch. VIII, 2partie). Retour au repos et à une force nouvelle chez le narrateur.

– Mais ambiguïté de cette résolution : « […] je compare cette série d’épreuves que j’ai traversées à ce qui, pour les anciens, représentait l’idée d’une descente aux enfers. »

– Prudence et distance du narrateur : modernité où sacré est un objet de quête perpétuelle, non une certitude établie. Merveilleux qui témoigne de sa recherche impossible dans un monde où la science est omnipotente et « a le droit d’escamoter ou réduire au silence tous les prophètes et voyants ».

Conclusion

En conclusion, l’œuvre de Nerval rompt avec le fantastique traditionnel en abolissant les frontières entre rêve et veille. L’auteur fait de la folie une voie d’accès à la connaissance. Cette lucidité sur l’illusion visionnaire annonce le mouvement du surréalisme et permet à son auteur de maintenir une distance critique sur les pouvoirs de l’imagination. L’œuvre témoigne ainsi d’une modernité qui assume la tension entre enchantement poétique et impossibilité de restaurer le sacré.