L’irruption de l’islamisme sur la scène géopolitique avec la révolution iranienne
Progression souterraine du mouvement islamiste au Moyen-Orient
Pour rappel, l’islamisme est né en Égypte dans les années 1920 autour de la confrérie des Frères musulmans. Mais le mouvement, combattu par Nasser, est resté minoritaire de longues décennies face au nationalisme arabe à tendance laïque. Aussi, l’échec de ce dernier face à Israël en 1967 provoque conséquemment un retour de balancier.
Les régimes nationalistes laïques du monde arabe n’ont pas su apporter le bien-être promis à la population. L’Occident, et surtout les États-Unis, sont mal vus pour leur soutien à Israël. Après la guerre du Kippour en 1973, le désespoir et l’humiliation conduisent des milliers de musulmans à fréquenter écoles coraniques et mosquées, où des prédicateurs islamistes attribuent l’échec des régimes arabes à leur éloignement de Dieu.
Les islamistes jouent par ailleurs sur leur statut de minorités persécutées par les régimes baasistes (Syrie, Irak et Égypte). Les Frères musulmans accroissent leur audience par leurs nombreux programmes caritatifs. Les écrits de l’Égyptien Sayyid Qutb (1906-1966), un poète et prédicateur islamiste qui a dénoncé la société matérialiste occidentale (il a visité les États-Unis) et le nassérisme, exécuté en Égypte en 1966, circulent beaucoup dans les années 1970. Mais ce nouveau courant n’est pas perçu comme une menace dans le contexte de la guerre froide. Les Occidentaux s’en réjouissent même, car les islamistes semblent conservateurs et donc anticommunistes.
Le mouvement de réislamisation est à l’œuvre aussi dans l’Iran de tradition chiite. Un mouvement idéologiquement proche des Frères musulmans a vu le jour en 1945 : les Feddayin-e islâm (« Ceux qui se sacrifient pour l’islam »). Son fondateur est un jeune clerc, Mojtaba Mir-Lowhi (1924-1956), connu sous le nom de Navvab Safavi, en référence à la dynastie safavide qui avait fait du chiisme la religion de l’État iranien, sous le règne d’Ismaïl Ier en 1501. Dénonçant l’occidentalisation et la subversion morale, symbolisées par le dévoilement des femmes, les Feddayin-e islâm cherchent à imposer leurs idées en recourant à la violence et à l’assassinat de personnalités telles qu’Ahmad Kasravi (1890-1946), historien spécialiste des révolutions constitutionnalistes (comme celle de 1906), et le Premier ministre Ali Razmara (1901-1951).
La révolution islamique en Iran
En 1978-1979, une révolution populaire renverse le régime du Chah, qui ne bénéficie plus du soutien américain depuis que le Président Jimmy Carter a pris ses distances avec les régimes dictatoriaux au nom des droits de l’homme. Mais 50 000 conseillers américains travaillaient toujours cependant en Iran en 1978, une emprise dénoncée par les opposants au régime comme une soumission à l’impérialisme occidental.
La Révolution blanche avait creusé les inégalités et les revenus colossaux du pétrole, après 1973, ne profitaient qu’à une élite bourgeoise et occidentalisée, sur fond d’inflation galopante. Le régime prenait des orientations dictatoriales, avec une police politique (la Savak) pratiquant la torture ou orchestrant une répression sanglante comme après les émeutes de 1963.
L’islamisme se nourrissait de ces mécontentements, mais demeurait divisé entre ayatollahs (Taleghani, Motahari, Shariatmadari) qui hésitaient à tenir un discours de type politique a contrario de Khomeini en exil en France qui appelait à un « gouvernement des clercs ». L’islamisme était dans le même temps modernisé par un sociologue-idéologue comme Ali Shariati (1933-1977), exilé à Londres où la Savak le fait vraisemblablement assassiner : il a conféré une portée révolutionnaire à l’islamisme qui séduit désormais une jeunesse initialement tournée vers la gauche marxiste.
La révolution iranienne commence par des grèves en novembre 1977, suivies par des manifestations monstres à partir de septembre 1978 pour demander le rétablissement de la Constitution de 1906 et bientôt la chute du Chah. La loi martiale et la répression radicalisent les foules. En janvier 1979, le Chah, épuisé, nomme un gouvernement civil du Front national, dirigé par Chapour Bakhtiar (1914-1991), puis quitte l’Iran pour mourir en exil en Égypte en 1980.
Le 1er février, Khomeini rentre en Iran, accueilli comme un libérateur, s’appuyant sur les mouvements fondamentalistes chiites, dont l’organisation paramilitaire des Gardiens de la Révolution (Pasdaran). Un gouvernement révolutionnaire est constitué, dirigé par l’islamiste modéré Mehdi Bazargan (1907-1995). Khomeini n’occupe pas de poste officiel, mais il est le véritable inspirateur du gouvernement, selon la doctrine du Velayat-e Faqih (« gouvernement du juriste-théologien »). La révolution se présente comme tiers-mondiste, anti-impérialiste et anti-américaine.
Mais, peu à peu, entre 1980 et 1983, le nouveau régime élimine ses opposants de gauche, le mouvement des moudjahiddines du peuple, les lycéens et étudiants, et le vieux parti communiste Tudeh en 1983, pour prendre alors une couleur nettement conservatrice. Khomeini, au titre de Guide de la révolution islamique selon la Constitution de décembre 1979, gouverne le pays jusqu’à sa mort en 1989 ; les autres ayatollahs, qui protestaient contre les exécutions publiques, sont progressivement écartés. Dès 1981, les femmes ont l’obligation de se voiler strictement et l’alcool est interdit. Les contrevenants sont punis de peines de prison et de coups de fouet. Une grande partie de l’économie est nationalisée, via la confiscation des anciennes fondations impériales à vocation caritative et la saisie du patrimoine de la famille impériale comme des industriels en exil. La guerre contre l’Irak consolide le régime par la mobilisation générale.
Impact sur la géopolitique régionale
L’Iran devient une République islamique appliquant à la lettre la loi coranique ; une théocratie entre les mains du clergé des mollahs. Dans le monde clivé de la guerre froide, ce nouveau type de régime, inclassable, est inédit. L’URSS se réjouit de voir les influences américaines reculer en Iran, mais voit rapidement que le nouveau régime iranien ne lui tend pas pour autant la main, par hostilité envers son athéisme officiel.
Dans le cours de la révolution iranienne, un épisode a des effets désastreux sur l’image des États-Unis : l’humiliation de la prise d’otages à l’ambassade des États-Unis à Téhéran. La rétention du personnel, qui démarre le 4 novembre 1979 sous la direction des étudiants de la « ligne de l’imam », va durer 444 jours, débouchant sur un fiasco diplomatique complet. La révolution a aussi des conséquences économiques : un second choc pétrolier, provoqué par le baisse de la production, déstabilise encore davantage l’économie mondiale.
L’Iran religieux devient le concurrent direct de l’Arabie saoudite, conservatrice et sunnite. Mais la République islamique conserve un caractère démocratique par des élections régulières au suffrage universel (présidentielles et législatives). Mais un Conseil constitutionnel (« Conseil des gardiens ») vérifie la conformité islamique des actes publics et des lois. La portée internationale de ce régime religieux se mesurera en 1989 avec la fatwa de Khomeini condamnant à mort l’écrivain indo-britannique Salman Rushdie pour son roman Les Versets sataniques, jugé blasphémateur.
L’essor du djihadisme depuis l’Arabie saoudite
La prise d’otage de la Mecque
En novembre 1979 a lieu une grande prise d’otages à La Mecque en Arabie saoudite. 200 terroristes islamistes (sunnites wahhabites) prennent 130 pèlerins en otage. Ils sont dirigés par Juhayman al-Otaibi (1936-1980) qui se proclame « djihadiste ». Ce sont aussi des opposants politiques à la monarchie saoudienne. L’assaut est donné par les forces saoudiennes avec l’aide du GIGN français : il est sanglant et fait 244 morts officiels. Mais l’événement est un symbole : il marque la naissance du djihadisme terroriste.
L’irruption de ce tragique événement en Arabie saoudite n’est pas liée au hasard. Il faut souligner le rôle joué par la famille des Saoud dans l’émergence de ce sentiment islamiste. La monarchie s’est toujours opposée au nassérisme et au nationalisme arabe au nom des valeurs traditionnelles de l’islam, défendant le wahhabisme. Elle sera également opposée à partir de 1979 à l’Iran et à toutes les forces chiites de la région (en vertu de l’antagonisme fondamental en Islam entre sunnites et chiites, qui perdure depuis le VIIe siècle et les querelles de succession de Mahomet).
La monarchie a donc joué un jeu dangereux en matière de fondamentalisme islamique, même si officiellement elle le combat, faisant le tri entre les islamistes et n’ayant jamais hésité à persécuter les religieux « trop » radicaux ou – surtout – hostiles au pouvoir monarchique, à l’image de l’exécution par décapitation d’al-Otaibi et ses complices arrêtés à l’issue de la prise d’otages.
Le djihad en Afghanistan
Aux marges occidentales du grand Moyen-Orient, en Afghanistan, l’islamisme va s’incarner dans la résistance à l’URSS. Une révolution communiste, que Moscou n’avait même pas prévue, avait eu lieu dans le pays en avril 1978, renversant la monarchie. Mais le pays sombrait dans le chaos : rivalités violentes entre factions chez les communistes afghans, incapacité d’une politique trop dogmatique à se faire entendre sur le terrain, grande résistance de la part de la population…
Le 15 mars 1979, une révolte à Hérat montre l’infiltration croissante de mouvements islamistes dans le pays, notamment via le Pakistan. Les Soviétiques décident donc d’intervenir en décembre pour soutenir le gouvernement de Kaboul, mais avec une brutalité qui scandalise les Occidentaux et met un terme à la Détente dans les relations internationales.
La résistance afghane appelle à la guerre sainte. Beaucoup de « djihadistes » volontaires venant du monde arabe quittent alors le Moyen-Orient pour aller combattre les athées soviétiques : parmi eux, beaucoup de Saoudiens en pleine radicalisation comme le jeune Oussama Ben Laden (1957-2011). Les États-Unis financent et arment, par le biais de la CIA ou de leur allié pakistanais, la résistance afghane. Mais ils ne voient pas la pénétration sur le terrain d’un islamisme radical qui se retournera vite contre eux. En effet, l’Afghanistan va devenir la base du réseau terroriste al-Qaïda (« La Base »), fondé en 1988 par Ben Laden et l’Égyptien Ayman al-Zawahiri (1951-2022).
L’islamisation d’une partie du mouvement palestinien dans les années 1980
La naissance du Hamas
En 1987, à Gaza, est fondé le Hamas, par le cheikh Ahmed Yassin (1937-2004), issu des Frères musulmans, et qui était initialement à la tête d’associations caritatives soutenues par la Jordanie et même Israël. Le Hamas (Harakat al-muqâwama al-islamiyya ; « mouvement de la résistance islamique ») se dote d’une charte en 1988 qui affirme que « la terre de Palestine est une terre islamique ».
Peu à peu ce mouvement va monter en puissance, prônant toujours la violence et une ligne terroriste envers Israël. Actif également en Cisjordanie, le mouvement se désolidarise de la ligne d’Arafat et du Fatah. Le Hamas fait également, à Gaza où la situation est très difficile, dans l’aide communautaire, se présentant officiellement comme une organisation caritative musulmane, ce qui fait qu’elle est financée par l’Arabie saoudite et la Syrie (qui partage de son côté son but politique).
Mais une tendance politique laïque qui reste majoritaire derrière Arafat
Craignant pour son leadership, le Fatah se met alors à utiliser des thèmes et symboles islamiques dans sa propagande, mais la ligne politique et laïcisante d’Arafat ne faiblit pas. Devant la situation inchangée dans les territoires occupés de Cisjordanie et à Gaza, le 9 décembre 1987, le leader palestinien lance l’Intifada, ou la « guerre des pierres ».
Car les Palestiniens y sont traités depuis 1967 comme des citoyens de seconde zone : fouilles régulières, contrôles d’identité oppressants, droits inférieurs par rapport aux colons juifs, gestion des ressources naturelles comme l’eau favorable à ces derniers… L’intifada prend la forme d’une sorte de guerre du pauvre : appel à la désobéissance civile, manifestations, jets de pierre sur les chars ou les forces de l’ordre israéliennes. Il s’agit de dénoncer les humiliations quotidiennes, le statut d’occupation et la colonisation israélienne des territoires palestiniens.
Des images font le tour du monde, qui montrent des enfants palestiniens lançant des pierres sur des chars d’assaut de Tsahal (reprise du schéma David – Goliath, mais inversé cette fois). La répression israélienne est terrible : en un an, on relève 400 morts, 25 000 blessés, 6 000 prisonniers et un quadrillage policier des secteurs concernés.
Mais cette solution de l’intifada est plus « douce » que la voie terroriste empruntée dix ans plus tôt. C’est aussi un signal envoyé par Arafat le montrant prêt à négocier avec les Israéliens. De même, le 15 novembre 1988, l’OLP proclame depuis Alger une déclaration d’indépendance de la Palestine : l’OLP se place désormais sur le plan du droit en invoquant le plan de partage de l’ONU de 1947. Vu la situation, la déclaration ne peut être que formelle. Mais il s’agit aussi de forcer les négociations, car dans le même temps, l’OLP n’appelle plus explicitement à « rejeter les sionistes à la mer ». Mais cette amorce de ligne réformiste accentue la division du mouvement palestinien, face aux partisans du réveil religieux et de l’islamisme.
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