Comment penser et émanciper la nation arabe après les Ottomans ?

Les premiers théoriciens du panarabisme

Rares sont ceux qui regrettent les Ottomans, comme l’émir druze et poète libanais Chakib Arslan, opposé à la révolte arabe de 1916 parce qu’elle portait atteinte à la communauté des croyants de l’oumma réalisée sous tutelle ottomane. Mais cette dernière était rejetée par nombre de Libanais, en raison de traumatismes datant de la guerre comme la grande famine du Mont-Liban entre 1915 et 1918 qui fit plus de 150 000 victimes, provoquée par la politique de réquisition drastique du gouverneur ottoman Jamal Pacha.

Arslan s’exile à Genève au début des mandats français au Levant. Toujours partisan d’un réveil « musulman », en lien avec des mouvements maghrébins comme l’Association des étudiants musulmans nord-africains (AEMNA) à Paris, il est également président de l’académie arabe de Damas, fondée en 1918 et faisant la promotion de la langue et des Lettres arabes. Il préside également le Comité syro-palestinien, fondé au Caire en 1921 et plaidant auprès de la SDN pour la fin du système des mandats européens et l’annulation de la déclaration Balfour. Il fonde ensuite en 1930 le journal La Nation arabe où il définit l’unité arabe comme un gage de paix et de progrès.

Un autre théoricien du Panarabisme est Sati al-Husri (1880-1968), né au Yémen, mais d’une famille syro-turque attachée à l’Empire ottoman. Après 1918, il pense que l’unité arabe doit se construire par la langue (« chaque enfant qui parle arabe est un Arabe »), l’histoire et l’école. Il réforme en ce sens l’enseignement en Irak, aux côtés du roi Fayçal Ier, inspiré par les systèmes européens qu’il a eu l’occasion d’étudier au début des années 1910, notamment en France. Son idée de la nation puise aussi bien chez Renan (pour l’universalisme et le rejet de tout tribalisme) que chez Fichte et Herder (pour le rôle central de la langue dans l’identité).

Les premières manifestations du mouvement

Les militants de la cause arabe se dotent d’un drapeau, issu de la Révolte arabe de 1916 et imaginé par des nationalistes arabes alors réfugiés au Caire, avec l’aide du renseignement britannique. Il est marqué par quatre couleurs : d’abord le vert, couleur de l’Islam, du Prophète et des premiers califes, puis trois couleurs qui rappellent les grandes dynasties qui ont régné sur le monde arabe à partir du VIIIe siècle ; le blanc pour les Omeyyades, le noir pour les Abbassides, le rouge pour les Hachémites.

Le panarabisme est à l’origine de congrès dans la région, mais peine encore à convertir les masses. Le mouvement est élitiste, constitué du lectorat de quelques journaux soutenus par l’Égypte et l’Irak, pas toujours précis sur le but à atteindre. Voilà ce qu’on peut lire sous la plume de l’Égyptien Abd er Rahman Azzam (1893-1976) dans le journal Al Arabi, publié à Jérusalem, en août 1932 : « Partout des coutumes communes, une culture identique. L’unité arabe est donc une réalité actuelle et une réalité historique. Il n’y a point en l’univers de race qui croit en l’égalité et qui dépasse la matière comme la race arabe. Si la race arabe devient prédominante, avec elles les qualités parfaites deviendront prédominantes, et la vie matérielle déclinera pour que s’élève la vie spirituelle. »

On peut citer également la revue Al-Qibla fondée à la Mecque par Hussein ben Ali en 1916, dont le but est de légitimer la Révolte arabe et de valoriser la figure du chérif de la Mecque. Elle prend fin avec la chute du Hedjaz en 1926.

L’appui de certains souverains

Fayçal Ier, ancien chef militaire de la grande Révolte, est le plus attaché à la cause panarabe. Avant d’être placé par les Britanniques sur le trône d’Irak, il a tenté de résister à la mise en place du mandat français en se faisant proclamer roi de Syrie pendant six mois en 1920, mais fut battu à la bataille de Maysaloun en juillet. Mais il cherche ensuite à faire de sa cour à Bagdad un foyer pour les idées panarabes, accueillant des exilés syriens et libanais.

Certains souverains se montrent aussi sensibles à la cause comme le frère de Fayçal, Abdallah Ier (1882-1951), désigné émir de Transjordanie par les Britanniques ou encore Fouad Ier (1868-1936), roi d’Égypte à partir de 1922, mais à la vision plus nationalement centrée sur son pays. Ils sont tous de surcroît des autorités investies par les Occidentaux, d’où une position fragile.

Les ambivalences du panarabisme

Sur la modernité occidentale

Certains défendent une idée panarabe ouverte à cette dernière. Les Européens ont apporté au Proche Orient une certaine forme de modernité : avions, autos, radios TSF qui ont révolutionné un monde arabe caractérisé par l’isolement, l’éclatement de communautés tribales dans un environnement désertique aux communications malaisées. Le monde arabe prend alors davantage conscience de son unité, mais cette modernité doit être filtrée : c’est l’idée du mouvement Al-Manar le Phare »), autour de la revue du même nom lancée en Égypte autour de Muhammad Rashid Rida (1865-1935), qui exalte aussi le passé de l’Islam et la tradition salafiste.

Les influences européennes (technologie, sciences et savoir, institutions) doivent être intégrées, du moment qu’elle restent compatibles avec la tradition religieuse. Le mouvement date de 1898, mais son âge d’or est la décennie 1925-1935 marquée par un vif engagement intellectuel. Mais l’attrait de l’Occident et de ses institutions bute sur le principe impérialiste, conspué par tous les penseurs panarabes. Azzam s’est engagé comme volontaire armé dans la résistance libyenne et ottomane contre les Italiens entre 1915 et 1923, expérience qui lui fait prendre conscience de son « arabisme » dépassant ses identités d’Égyptien et de musulman.

Sur l’idée de nation (et ses limites)

L’idée panarabe est, en Égypte, concurrencée par une certaine fierté nationale (nourrie de références historiques allant des Pharaons antiques aux Mamlouks médiévaux) comme le montre le parti Wafd délégation ») créé en 1918 par Saad Zaghloul (1858-1927), ancien ministre de l’Instruction publique en 1906, dans le but d’assurer une représentation égyptienne aux conférences de la Paix de Paris.

Le refus des Britanniques entraîne des manifestations au Caire et l’expulsion de Zaghloul. Mais, après ce soulèvement qualifié de « première révolution égyptienne », les Britanniques sous pression concèdent une indépendance formelle à l’Égypte en 1922. Le Wafd remporte les élections législatives et Zaghloul devient un court moment Premier ministre en 1924, prônant un nationalisme libéral, moderne et constitutionnaliste.

A contrario, d’autres penseurs étendent les frontières de la nation arabe aux limites lointaines du Maghreb : ainsi, Arslan, par ses articles et discours, tout comme plusieurs journaux du Caire, de Damas ou de Beyrouth se sont approprié la cause de l’émir Abd el-Krim (1882-1963), dans la guerre du Rif (1921-1925) menée au Maroc contre les colonisateurs espagnol et français, alors que sa révolte était tribale, locale et berbère.

Ambivalence sur les questions religieuses

Une autre tentation du mouvement est de mettre en avant les traditions religieuses, tournant alors au panislamisme. En 1926, se tient à la Mecque sous l’égide du roi Abdelaziz d’Arabie saoudite une Conférence islamique internationale. Une seconde aura lieu à Jérusalem en 1931, davantage marquée par la figure du Grand Mufti de la ville sainte, Mohammed Amin al-Husseini (1895-1974), président du Conseil musulman créé en 1922, qui contrôle les institutions de charité et les tribunaux religieux.

Ce dernier réoriente l’esprit du mouvement vers une critique du mandat britannique sur la Palestine et du sionisme. Al Husseini est une figure importante d’un premier nationalisme palestinien, lui qui avait poussé la foule à lyncher plusieurs dizaines de Juifs dans la vieille ville de Jérusalem en avril 1920.

Par ailleurs un mouvement concurrent prône lui le rejet de la modernité occidentale et le repli sur la religion : l’islamisme. En 1928, au Caire, est créée la confrérie des Frères musulmans par l’instituteur Hasan al-Banna (1906-1949). Il s’agit d’une pensée salafiste, qui prêche un retour aux fondamentaux du Coran, lu de façon littérale. Les sociétés doivent vivre selon la loi coranique (Charia).

Le mouvement repose sur une volonté de rééducation morale, mais aussi sur des aspirations sociales (selon les principes de la charité islamique). Le mouvement est anti-nationaliste : la communauté de l’Oumma prévaut clairement sur la perspective d’un État-nation arabe. Le logo de la confrérie arbore deux sabres entrecroisés et un Coran ; la devise du mouvement est « Allah est notre but, le prophète notre chef, le Coran notre constitution, le jihad notre vie, le martyr notre plus grande espérance ».

Les obstacles à l’émancipation panarabe

Frustrations dans les mandats français

En septembre 1920, le général Gouraud proclame un « Grand Liban » détaché de la Syrie, dans lequel les musulmans sunnites, chiites et druzes sont sous-représentés par rapport aux chrétiens maronites, ce qui suscite des tensions, tandis que les panarabistes réclament le rattachement avec la Syrie. Dans ce contexte, éclate en 1925 la grande révolte des Druzes.

La contestation prend la forme d’une guérilla que l’armée française peine à combattre. En octobre 1925, la « guerre nationale » est décrétée et les rebelles, avec des complicités, font même se soulever plusieurs quartiers de Damas qui prennent d’assaut le palais du haut-commissaire français. Le général Gamelin décide de faire bombarder les quartiers en question pendant trois jours, suscitant un débat à la Chambre des Députés et à la SDN où plusieurs pays (dont l’URSS) accusent la France de crimes de guerre.

L’insurrection finit par s’essouffler en 1926. Près de 40 000 soldats, de l’artillerie lourde, des chars FT17 et des dizaines d’avions ont été mobilisés. Le conflit aura fait 10 000 morts environ dans la population syrienne et environ 4000 morts du côté des forces françaises.

Tensions entre Britanniques, Arabes et Juifs sionistes en Palestine

L’immigration juive se poursuit depuis l’Europe, encouragée par les milieux sionistes. En 1918, on compte en Palestine 80 000 Juifs pour 590 000 Arabes musulmans. En 1931, ils seront 175 000 Juifs pour 760 000 Arabes musulmans. L’Agence juive, faisant le lien entre les candidats à l’immigration et la communauté sur place, est créée en 1929.

Les premiers plans de la ville de Tel-Aviv, édifiée à partir du noyau de l’ancienne Jaffa, sont tracés. Les immigrés achètent massivement des terres auprès de propriétaires absents, ce qui entraîne ensuite l’expulsion des fermiers arabes. En 1921, des émeutes éclatent à Jaffa dans les quartiers juifs, faisant des dizaines de victimes juives et arabes. En 1929 ont lieu d’autres massacres de Juifs à Hébron et près du mur des Lamentations à Jérusalem, faisant une centaine de victimes.

Un sentiment national palestinien et panarabe se forge, revendiquant l’unité avec la Syrie, mais se divise pour le leadership entre deux clans rivaux, la famille du grand Mufti et celle de Raghib Nashashibi (1881-1951), maire de Jérusalem en 1920, interlocuteur des Britanniques et héritier d’une grande famille notable arabe.

L’aliénation occidentale des ressources nationales

L’Or noir, dont la production régionale passe de 897 tonnes en 1918 à 4 830 000 tonnes en 1927, continue de susciter des convoitises qui aliènent les souverainetés arabes. Les Français ont troqué la région irakienne de Mossoul contre une part de 20 % des intérêts de la Turkish Petroleum Company (TPC) britannique, facilitant à côté la construction de pipelines pour acheminer vers la Méditerranée le pétrole de Mésopotamie et d’Iran, achevés en 1927.

En 1929, un accord est passé entre l’Iraq Petroleum Compagny-IPC (nouveau nom de la TPC) et le royaume irakien. L’IPC obtient concession du territoire irakien pour l’exploitation sur plusieurs décennies, évacuant les convoitises de la compagnie anglopersienne et de la compagnie américaine Standard Oil of New Jersey (future Esso). En échange, l’IPC verse des redevances à l’État irakien.

Mais le pétrole peut aussi a contrario servir les intérêts arabes : ainsi, en 1928, devant l’ampleur des découvertes pétrolières sur son territoire du Hasa, le roi Abdelaziz écarte Shell (et Londres) et sollicite pour leur extraction la Standard Oil of California ainsi que Texaco qui forment alors le consortium Aramco. L’Arabie saoudite devient ainsi l’axe de pénétration de l’influence américaine au Moyen-Orient.

Quant aux Britanniques, ils compensent en Iran, territoire non arabe, en renforçant leur monopole sur l’APOC (Anglo-Persian Oil Company) qui exploite l’important gisement du Khouzistan découvert en 1908 et reverse de faibles royalties (16 %) à l’État perse qui a abdiqué ainsi sa souveraineté sur ses ressources. Mais l’État est plus solide et moderne, depuis la révolution de 1906 qui a imposé une constitution à la dynastie Qadjar. En 1921, un coup d’État militaire porte l’officier Reza Chah Pahlavi (1878-1944) au pouvoir, proclamé Empereur et fondateur d’une nouvelle dynastie en 1925.

EN RÉSUMÉ