Un soulèvement révolutionnaire transnational inattendu

Fragilité de la démocratie dans la région avant 2011 (exemple de la Turquie)

Dans les années 2000, la plupart des pays du Golfe et du Proche-Orient sont des régimes autoritaires (monarchies du Golfe, Iran). On trouve aussi des failed States où certaines organisations politiques fonctionnent comme des mini-États assurant les services publics et l’aide sociale (le Hamas à Gaza, le Hezbollah au Liban). Les inégalités sociales sont très fortes, la pauvreté importante (les revenus pétroliers ne profitent qu’aux clans au pouvoir), le niveau de développement et d’instruction est faible, le tout conjugué à une forte croissance démographique. Seuls deux États ont maintenu durablement une tradition étatique et parlementaire : la Turquie et Israël. Mais Israël affiche des signes d’affaiblissement démocratique, devenu un État ultrasécuritaire, dominé par la droite nationaliste (Benjamin Netanyahou [1949-], Premier ministre depuis 2009), et l’opinion publique semble s’aligner désormais sur la ligne officielle d’interventions brutales à Gaza ou chez les voisins (il n’y a plus guère de grandes manifestations pacifistes contre l’armée ou le pouvoir comme en 1967).

Quant à la Turquie, elle a suivi une évolution en dents de scie depuis les années 1980. Cette décennie avait été celle des « années grises » : après un nouveau coup d’État en 1980, l’armée a fait tuer 400 militants de gauche, a placé 600 000 personnes en garde à vue et 85 000 en prison. En 1983, l’armée cède de nouveau le pouvoir aux civils. L’ANAP (« Parti de la mère patrie »), parti conservateur libéral fondé par Turgut Özal (1927-1993), remporte alors les élections. La Turquie s’ouvre ensuite à l’extérieur et le régime s’assouplit : laïcité moins coercitive, levée en 1991 d’une loi de 1983 qui interdisait la langue kurde, autorisation de partis légalistes kurdes. L’islam revient aussi en politique, avec la création du parti Refah (« Parti de la Prospérité ») en 1983 : initialement proche des Frères musulmans, il se montre néanmoins partisan d’une synthèse entre morale religieuse et démocratie. En 1994, Recep Tayyip Erdogan (1954-) devient maire d’Istanbul, tandis que Necmettin Erbakan (1926-2011) devient Premier ministre. Mais devant un risque de « dérive islamiste » (création d’écoles d’imams-prédicateurs, de radios et télévisions islamistes), l’armée, gardienne du kémalisme, fait un nouveau coup d’État et renverse l’exécutif issu du Regah au nom de la « Sécurité nationale », réinstaurant une laïcité de combat. Le Refah, interdit, se reforme plus tard dans l’AKP (« Parti de la justice et du développement ») et capitalise sur le rejet des autorités, discréditées par la mauvaise gestion du séisme d’Izmit de 1999 qui fait 20 000 morts et le chômage important. L’AKP remporte les élections législatives de 2002 et Erdogan, devenu Premier ministre en mars 2003, met en œuvre un programme basé sur les libertés individuelles (et religieuses), le libéralisme et la candidature d’entrée dans l’Union européenne. Si certains s’inquiètent des références islamistes de fond, c’est d’abord en social-démocrate qu’Erdogan commence à diriger, suscitant alors de nombreux espoirs quant à la démocratisation du pays. Ces derniers ont depuis été douchés. Erdogan, devenu Président de la République en 2014, a clairement dérivé vers le conservatisme : la répression s’est emballée, les libertés individuelles sont menacées, et des purges massives de l’Armée et de l’administration ont eu lieu après une tentative de coup d’État l’été 2016 avec à la clef des milliers de licenciements, d’arrestations et d’emprisonnements puis un référendum en 2017 sur le renforcement des pouvoirs présidentiels. Aigri par la réticence des Européens à admettre la Turquie dans leurs rangs, Erdogan s’est réorienté vers un discours anti-occidental (ravivant le souvenir du traité de Sèvres de 1920) et conciliant envers la Russie de Vladimir Poutine.

Le surgissement de la vague révolutionnaire depuis la Tunisie

Soudain, en 2011, surgit un grand courant de révolte qualifié de « Printemps arabe », car le parallèle est fait aussitôt avec le « Printemps des peuples » en Europe en 1848. L’explosion révolutionnaire surgit « presque » simultanément dans plusieurs pays : des chefs d’État sont renversés par des révoltes populaires, dans un mélange d’aspirations sociales et nationales. Le « printemps arabe » a commencé au Maghreb, en Tunisie en janvier 2011. Des révoltes populaires ont éclaté, après qu’un commerçant désespéré par la misère et la confiscation arbitraire de son stock par les autorités, Mohammed Bouazizi, se soit immolé par le feu. Elles ont bloqué la capitale et, dans une contestation amplifiée par les réseaux sociaux (Facebook, Twitter), fait fuir le Président Zine el-Abidime Ben Ali (1936-2019) dont le clan était au pouvoir depuis 1987, maniant clientélisme et corruption. Puis le mouvement s’est étendu à plusieurs pays arabes. Mais le bilan ne sera vraiment positif qu’en Tunisie, et encore les islamistes du parti Ennahda se retrouvent au pouvoir, après les élections organisées par la Constituante en 2011. Cependant, une nouvelle Constitution, garantissant libertés individuelles et séparation des pouvoirs, est adoptée en 2014 et Ennahda, toujours deuxième force politique du pays, accepte le jeu de l’alternance démocratique.

Trois scénarios (-catastrophes) du Printemps arabe : Égypte, Libye et Syrie

L’Égypte, ou le maintien d’un régime présidentialiste aux mains de l’armée

En Égypte, la révolution met un terme à trois décennies de règne du général Hosni Moubarak (1928-2020) qui avait succédé à Sadate en 1981. Fidèle à l’héritage nassérien, Moubarak avait d’abord combattu l’islamisme qui avait coûté la vie à l’ancien raïs et qui s’en prenait tant à l’État qu’à la minorité chrétienne copte. Il s’en prend à leur base à Assiout où des groupes de jeunes fanatiques faisaient régner la terreur, puis marginalise volontairement la région de la Haute-Égypte, sombrant dans le sous-développement. Moubarak applique aussi un programme néo-libéral, autant d’ajustements structurels qui lui permettent de bénéficier des fonds du FMI, mais qui tournent le dos aux influences socialistes de jadis. À l’orée des années 2000, le secteur public a été liquidé et Moubarak prône un gouvernement des « hommes d’affaires ». En septembre 2005, il remporte avec 88 % des voix la première élection multipartite du pays, mais la corruption joue à plein. Des grèves commencent à éclater en 2007, suivies d’un mouvement massif de débrayage à partir du 6 avril 2008 aux usines de Mahalla, réclamant le salaire minimum. Les manifestations étudiantes étaient récurrentes depuis 2003, avec des idées relayées par une nouvelle presse, trop faiblement censurée par le pouvoir. Le cinéma égyptien, d’auteur et militant, dénonçait également la corruption, la torture, la collusion du pouvoir et des islamistes...

En écho à la Tunisie, les manifestations populaires, notamment place Tahrir au Caire, provoquent la chute de Moubarak, lâché par l’armée et démissionnant le 11 février 2011. En 2012, les élections libres organisées débouchent sur une victoire des islamistes avec Mohamed Morsi (1951-2019), lié aux Frères musulmans. Mais, en 2013, les militaires, fidèles à la tradition nassériste, font un coup d’État et portent au pouvoir le maréchal Abdel Fattah al-Sissi (1954-), élu ensuite au terme d’élections en partie truquées en 2014. On a donc assisté au retour d’un système de République autoritaire, gouvernée par une junte militaire. Le tout dans un contexte de tensions communautaires, avec massacres de Coptes par des mouvements salafistes.

La Libye : de la dictature de Kadhafi à la guerre civile

En mars 2011, les révolutions du « printemps arabe » touchent également la Libye où la contestation contre l’inamovible colonel Kadhafi qui, du panarabisme s’était orienté récemment vers le panafricanisme, vire à une insurrection dont le cœur est la ville de Benghazi. Kadhafi promettant de détruire la ville dans des « rivières de sang », l’ONU autorise l’emploi de la force pour protéger les civils en neutralisant l’aviation du régime. La rébellion prenait appui sur des oppositions anciennes entre la Tripolitaine et la Cyrénaïque. À cela s’ajoutaient des jeux d’allégeances tribales que le régime avait entretenus depuis 1969, mais qui étaient remis en question par l’urbanisation et les migrations. Mais la coalition levée dans le cadre de l’OTAN va plus loin que prévu (avec un rôle actif des dirigeants britanniques et français, David Cameron et surtout Nicolas Sarkozy dont on découvrira par la suite les liens financiers opaques l’unissant au dictateur libyen dans le cadre du financement de sa campagne présidentielle de 2007). Le régime libyen est renversé au profit du gouvernement provisoire qui s’était constitué à Benghazi : un Conseil national de Transition est proclamé le 8 août 2011. En octobre, le dernier bastion de résistance des soutiens à l’ancien régime tombe et Kadhafi est lynché par la foule.

Mais le pays sombre ensuite dans une longue guerre civile. Les Américains en font durement l’expérience lors de l’attaque de l’ambassade américaine (l’ambassadeur est tué) le 11 septembre 2012 par le groupe djihadiste Ansar al-Charia, affilié à l’État islamique. Tandis que les arsenaux de l’ancien régime sont pillés sans vergogne par des groupes islamistes très actifs au Sahara, comme Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), étendant les conflits politico-religieux du Moyen-Orient au Tchad, Nigéria, Niger, Cameroun et surtout Mali. En 2014, la coalition islamiste Fair Libya s’empare de Tripoli, réfutant le résultat des élections législatives. Le gouvernement légal s’exile à Tobrouk. La situation est toujours confuse aujourd’hui, entre les forces légalistes du maréchal Khalifa Haftar (1943-), soutenu par l’Égypte, les Émirats arabes unis et la Syrie, et le gouvernement de Tripoli soutenu par la Turquie et le Qatar.

La Syrie : une longue, complexe et cruelle guerre civile

Le scénario en Syrie est identique au départ, avec une rébellion levée contre le Président Bachar el-Assad (1965-), qui avait succédé à son père en 2000. Mais la répression du pouvoir est féroce contre les manifestants qui réclamaient une « Syrie sans tyrannie ». Le pays sombre dans la guerre civile. La Syrie devient un failed State où le régime ne règne plus que sur la région de Damas pendant plusieurs années. Les forces anti-Assad sont multiples : nationalistes (Armée syrienne libre qui reçoit le soutien de l’Arabie Saoudite), islamistes (groupes soutenus par le Qatar) et djihadistes (Jabhat al-Nosra ou Al-Qaida en Syrie). Le régime tient grâce à l’appui de l’Iran qui envoie des volontaires armées issus des Gardiens de la Révolution et du Hezbollah libanais. Les images de destruction émeuvent l’opinion occidentale, comme la quasi-destruction de la ville de Homs assiégée de 2011 à 2017. La communauté internationale menace d’une intervention si el-Assad franchit une « ligne rouge » qui serait l’utilisation d’armes chimiques contre les populations insurgées. Cette ligne est franchie à l’été 2013 à la Ghouta, avec un usage avéré de gaz sarin, mais le Président américain Barack Obama refuse l’intervention, craignant la répétition d’un scénario libyen. La situation libyenne se complique encore plus avec la naissance de Daesh à l’été 2014.

En 2015, la Russie, qui a conservé la longue tradition d’amitié qu’avait l’URSS avec la Syrie, intervient militairement et sauve le régime Assad. Dans l’intervalle, les Syriens forment une composante majeure des flux de migrants qui déferlent alors sur l’Europe. Le conflit aura fait 300 000 morts environ et 11 millions de déplacés, soit la moitié de la population syrienne. Le régime Assad, qui semblait être conforté, est cependant renversé en décembre 2024 par le groupe islamiste Hayat Tahrir al-Cham et le Président déchu est exfiltré par la Russie.

Perspectives : la lutte contre Daesh dans les années 2010

L’émergence de Daesh (2014)

L’émergence de cet État terroriste est liée en partie à la guerre civile syrienne, tout en étant une conséquence lointaine de l’occupation américaine de l’Irak. Là-bas, le groupe AQI (al-Qaïda en Irak) suit un sentier particulier, se développe logistiquement et s’autoproclame État islamique (Daesh ou ISIS-Islamic State of Syria and Irak) au cours de l’été 2014. Le chef d’AQI, Abou Bakr al-Baghdadi (1971-2019), se proclame « Calife ». À la différence d’Al-Qaïda, Daesh est « territorialisé » avec une armée et un semblant d’administration étatique. Il se finance en vendant illégalement du pétrole et des œuvres d’art pillées sur les sites archéologiques comme Palmyre en Syrie. Daesh s’est imposé comme le nouvel épicentre du terrorisme islamiste international. Des milliers de jeunes gens (jeunes Européens musulmans en voie de radicalisation) sont partis le rejoindre pour accomplir le djihad au Moyen-Orient, mais aussi en Europe en retour par des attentats, comme en France en 2015-2016.

La lutte contre l’État islamique (2014-2019)

Une guerre oppose à partir de 2014 une coalition internationale (États-Unis, Europe occidentale, émirats arabes) à l’État islamique, sous couvert d’un mandat de l’ONU. Car, sitôt formé, Daesh massacre, déporte et opprime un grand nombre de populations dans sa capitale Raqqa (Syrie) et dans la région : Syriens, Irakiens, Kurdes et la minorité religieuse des yézidis, particulièrement martyrisée, comme en témoigne la jeune Nadia Murad, ancienne esclave sexuelle yézidi de Daesh, co-prix Nobel de la Paix en 2018. La stratégie occidentale repose sur des bombardements et des frappes ciblées par dromes, et sur un appui terrestre constitué de forces locales anti-islamistes, notamment des Kurdes toujours en quête de reconnaissance internationale : les combattants peshmerga illustrent leur bravoure dans le siège de Kobané, de l’automne 2014 à janvier 2015. Raqqa est regagnée par la coalition fin 2017, puis Mossoul l’est à son tour. Au printemps 2019, la base territoriale de Daesh est dissoute, al-Baghdadi tué par l’armée américaine à l’automne, mais il subsiste toujours un réseau terroriste déterritorialisé.

EN RÉSUMÉ