Les fragilités du « pacte national » sur la longue durée
La crise de 1958, révélatrice des fractures de la société
Depuis 1943, le Liban est régi par un partage du pouvoir bien spécifique, tenant compte des diverses communautés et confessions présentes sur le territoire. Le président de la République doit toujours être un chrétien maronite, le Premier ministre un musulman sunnite et le président du Parlement un musulman chiite. Le pays est fragmenté en communautés vivant chacune sur leur territoire, les grandes villes comme Beyrouth étant plus cosmopolites.
Mais, en 1956-1958, l’influence du panarabisme de Nasser galvanise les nationalistes arabes et musulmans, influencés par le voisin syrien qui a intégré la RAU. En 1958, la volonté du Président Camille Chamoun (1900-1987), à l’orientation nettement occidentale, de se représenter pour un second mandat met le feu aux poudres. Une insurrection démarre dans plusieurs foyers comme Beyrouth, Tripoli, Chouf ou les localités chiites de la Bekaa et de la région du Jabal Amil, sous la direction de notables et politiciens arabo-musulmans comme Kamal Joumblatt (1917-1977), Rachid Karamé (1921-1987) ou Saëb Salam (1905-2000) qui souhaitent un rattachement à la RAU.
Le parti Baas local et le parti communiste se rangent aux côtés des insurgés, contre le gouvernement soutenu par le Parti populaire syrien et le mouvement des Phalanges chrétiennes. L’armée est divisée et réprime peu l’insurrection. Chamoun, considérant que la Syrie (de longue date partisane de l’unité avec le Liban) est derrière la rébellion, mais aussi l’Égypte et peut-être même l’URSS, fait appel aux États-Unis qui envoient un contingent de soldats de la VIe flotte sur place en juillet 1958. L’ordre est vite rétabli, mais Chamoun démissionne. Le général Fouad Chéhab (1902-1973), commandant en chef de l’armée, se fait élire sur la base d’un compromis (« ni vainqueurs ni vaincus ») à l’issue de ce qui passe pour une première « guerre civile » libanaise.
Consensus et développement sous le « chéhabisme »
De 1958 à 1970, le pouvoir met en œuvre le « chéhabisme » : la ligne idéologique réformiste récuse le marxisme et le socialisme arabe (baas et/ou nassérien), mais parle de « justice sociale ». L’influence du catholicisme social est grande, notamment via le père Louis-Joseph Lebret (1897-1966), prêtre dominicain français, fondateur de l’association Économie et humanisme, directeur de l’Institut de recherche et de formation en vue du Développement (IRFED) créé en 1958, et qui est directement sollicité par Chéhab en 1959 pour élaborer un plan de développement pour le pays.
L’État intervient dans les domaines des transports, des services publics et de l’éducation ; il procède à l’électrification et au raccordement au réseau routier des villages des régions marginalisées (qui s’étaient soulevées en 1958) ; il met en place un recrutement technique (et non plus clientéliste) des fonctionnaires ; il promeut les musulmans chiites par l’école, l’armée et la haute fonction publique ; il soutient le militantisme social et politique, qu’il soit chrétien derrière l’évêque grec catholique de Beyrouth Grégoire Haddad (1924-2015), ou musulman derrière l’imam chiite Moussa Sader (1928-1978).
Le Liban entretient de bons rapports avec l’Égypte de Farouk, mais qui se maintiennent ensuite sous Nasser, et privilégie la coopération avec la France, ancienne puissance mandataire. Les services de renseignement de l’armée quadrillent la société et surveillent les partis, mais la démocratie et le multipartisme sont officiellement la norme. Dans les années 1960, Beyrouth, forte de ses universités, de ses cafés, de ses librairies, de ses maisons d’édition et de ses commerces, est une grande capitale du monde arabe ainsi que le refuge des opposants politiques de toute la région.
Le début de la longue guerre civile du Liban (1975-1982)
Le déclenchement de la guerre
Dans les années 1970, le système confessionnel est mis à mal par l’influence du mouvement palestinien, suscitant la sympathie des musulmans sunnites qui souhaiteraient que le pouvoir libanais s’investisse davantage dans la cause. Depuis Septembre noir, le Liban est devenu la principale base arrière de l’OLP. Mais l’activisme des organisations palestiniennes pose, comme en Jordanie en 1970, le problème d’un « État dans l’État ». Les partis de gauche souhaitent de leur côté supprimer les clivages confessionnels. La démographie change la donne par ailleurs, les régions chiites étant en plein essor alors qu’enclavées et s’estimant mal représentées au sein de l’État libanais.
Le 13 avril 1975, dans un faubourg de Beyrouth, a lieu l’attaque par des phalangistes d’un bus transportant des Palestiniens, faisant une trentaine de victimes. S’ensuit une spirale de violences entre les communautés du pays. Les phalangistes sont dirigés par le clan Gemayel, Pierre (1905-1984), politicien aguerri, et son fils Bachir (1947-1982) et procèdent vite à l’union de l’ensemble des milices chrétiennes au sein des Forces libanaises à l’été 1976. En face se constitue le Mouvement national, derrière le Druze Kamal Joumblatt, rassemblant les partis de gauche et les Palestiniens.
Les affrontements s’étendent de Beyrouth aux montagnes du Metn. Plusieurs camps palestiniens sont assiégés comme celui de Tall al-Za’tar, comprenant 3 000 à 4 000 Palestiniens, entièrement détruit en août 1976, faisant au moins un millier de victimes.
La progressive internationalisation du conflit
La Syrie a toujours au Liban des partisans voulant le rattachement pour former le « Grand Liban ». Le 31 mai 1976, l’armée syrienne intervient et occupe rapidement toute la partie nord du pays, soutenant officiellement les phalangistes et la nécessité de ramener l’ordre. La Syrie se méfie en réalité de l’influence politique de l’OLP à Beyrouth. Dans l’anarchie générale, la plaine de la Bekaa devient un haut lieu de culture et de trafic illicite de haschisch puis d’opiacés à partir du pavot introduit par des Turcs.
Tandis que Beyrouth est ravagée par la guerre, traversée par une « ligne verte » séparant un Est chrétien et un Ouest musulman. Le « Paris du Moyen-Orient », qui était jusqu’alors une destination touristique de luxe pour les élites arabes et même européennes, symbole de liberté, devient dans l’imaginaire mondial une ville en ruines, marquée par les combats, les massacres, les enlèvements et les tirs de snipers en embuscade.
En mars 1978, Israël envahit le sud du pays jusqu’au fleuve Litani pour en chasser les Palestiniens et les dissuader d’attaquer Israël. En réaction à cette escalade, deux résolutions de l’ONU créent la FINUL (Force intérimaire des Nations unies au Liban), composée principalement de soldats américains et français. Israël se retire provisoirement, mais garde la main sur une milice armée favorable à ses intérêts : l’Armée du Liban Sud. L’État hébreu peut compter sur le soutien de Bachir Gemayel qui dirige la zone chrétienne.
L’opération « Paix en Galilée » en 1982
Le 6 juin 1982, Israël lance une vaste opération armée, avec chars d’assaut et aviation de combat, déclenchant la « cinquième guerre israélo-arabe » depuis 1948. Il s’agit pour Israël de repousser l’armée syrienne, jugée hostile ; de s’emparer du plateau du Golan, qu’Israël juge stratégique (une vieille revendication sioniste depuis le début du foyer national juif pour le contrôle de l’eau dans la région) ; d’en profiter pour anéantir pour de bon l’OLP (dont le siège est à Beyrouth) ; enfin de faciliter l’accès au pouvoir de Bachir Gemayel, qui s’est montré favorable à un traité de paix avec Israël et qui se présente à l’élection présidentielle.
Mais le nouveau Président est assassiné le 14 septembre, trois semaines après avoir été élu, par des partisans prosyriens. La progression israélienne est rapide et conduit au contrôle rapide de toute la partie sud du pays. La FINUL s’interpose pour tenter de ramener la paix et organise par exemple l’évacuation des combattants de l’OLP. La guerre donne lieu à des crimes de guerre qui bouleversent l’opinion internationale, notamment, les 16-18 septembre 1982, les massacres de Sabra et Chatila. L’armée israélienne encercle ces camps palestiniens puis donne le feu vert aux forces phalangistes, désireuses de venger Gemayel, pour massacrer les Palestiniens, les aidant au massacre en éclairant le ciel durant la nuit par des fusées éclairantes. 1 000 à 1 500 civils palestiniens (3 500 d’après certaines sources) sont tués.
Enfin, en réaction à l’attaque israélienne, une milice armée musulmane chiite, le Hezbollah (Parti de Dieu), se forme dès 1982, avec l’appui et le soutien financier de l’Iran des Mollahs, mais aussi de la Syrie, où la minorité religieuse au pouvoir – les Alaouites – est proche du chiisme. L’apparition d’une force religieuse islamiste (bien que chiite) est révélatrice des dynamiques à l’œuvre dans le monde arabo-perso-musulman depuis les années 1970.
Une guerre civile complexe et interminable (1982-1990)
L’échec de l’ONU
Dans le cadre de la FINUL, l’armée française exfiltre Yasser Arafat, leader de l’OLP, à deux reprises, alors qu’il est en mauvaise posture, à Beyrouth en août 1982 puis à Tripoli en décembre 1983. Ce soutien français à l’OLP n’est du reste pas terni par l’attentat de la rue des Rosiers à Paris, le 9 août 1982, où un restaurant juif est mitraillé (6 morts, une vingtaine de blessés) par un groupe terroriste palestinien dissident de l’OLP, le groupe Abou Nidal.
Mais les forces engagées dans la FINUL subissent des pertes terribles : le 23 octobre 1983, un double-attentat suicide, commis par le Hezbollah et commandité par l’Iran, détruit les quartiers généraux des forces américaines et françaises à Beyrouth, faisant 241 morts américains et 58 morts français au QG du Drakkar. La force onusienne se replie, les soldats français quittent le Liban, toujours en guerre, en avril 1984, laissant sur place des otages (journalistes, diplomates), enlevés par les Factions armées révolutionnaires libanaises, milice d’extrême gauche fondée en 1979 par Georges Ibrahim Abdallah (1951-), ou par le Jihad islamique, affilié au Hezbollah. Ils ne seront libérés qu’en 1988, mais certains meurent en captivité comme le sociologue Michel Seurat (1946-1986).
La complexité d’une guerre de clans
La guerre civile se poursuit, chaque clan se divise (chrétiens, chiites, etc.) : on parle de « guerre des camps », de « guerre interchiite »… Aucune milice n’est hégémonique dans sa communauté, hormis celle de Joumblatt, chez les Druzes, tué en 1977 à l’instigation de la Syrie. Les combattants druzes finissent par se replier sur leur région originelle du Chouf. La milice Amal (« Espoir »), de son nom complet, Afwâj al-muqâwama al-lubnâniyya (« les Bataillons de la résistance libanaise »), concurrence le Hezbollah. Amal s’en prend aux Palestiniens, mais aussi au Mouvement national, dont il était pourtant proche au départ.
D’autres territoires tombent dans l’escarcelle de seigneurs de la guerre qui rançonnent la population. L’armée syrienne en chasse certains de Beyrouth-Ouest en 1987 lors de son entrée dans la ville. En 1988, le gouvernement du général Michel Aoun (1933-), chrétien, tente de réconcilier le pays. Ce dernier était commandant en chef de l’armée libanaise depuis 1984, nommé chef de gouvernement par intérim par le Président Amin Gemayel (1942-), qui avait succédé à son frère Bachir après sa mort. Mais la Syrie, hostile, attaque à nouveau. La guerre devient progressivement libano-syrienne. Les chrétiens sont du reste divisés entre les partisans d’Aoun et les Forces libanaises dirigées par Samir Geagea (1952-). Aoun bénéficie du soutien de l’Irak, mais est poussé à l’exil en octobre 1990 par une nouvelle offensive de l’armée syrienne.
La sortie du conflit en 1990
La reconstruction du pays se fera donc sous l’égide de la Syrie. Les accords de Taëf, conclus le 22 octobre 1989, sur la fin de la guerre civile, fruit d’une conciliation internationale (Arabie saoudite, Maroc, Algérie, États-Unis qui veulent un consensus arabe en guise de sécurité alors qu’ils se préparent à la guerre du Golfe contre l’Irak) sont mis en application. Les grandes familles et les clans au pouvoir maintiennent leur hégémonie, même s’ils sont obligés de faire une place aux chefs miliciens dont le conflit a permis l’ascension.
Le système confessionnel se maintient, mais avec un rééquilibrage en faveur des musulmans. Le président du Conseil a désormais plus de pouvoir que le président de la République ; le président de la Chambre est élu désormais pour quatre ans (et non plus un), tandis que l’Assemblée compte autant de musulmans que de chrétiens. Israël maintient son emprise sur le sud du pays, et la Syrie sur le Nord. À la notable exception du Hezbollah, les milices armées se sont transformées en partis politiques.
La guerre a fait environ 150 000 morts, autant de blessés et sans compter de nombreux disparus. 800 000 personnes ont fui le pays. La classe moyenne chrétienne a été décimée. Si Beyrouth est rapidement reconstruite, son image a été ternie à jamais. La mixité confessionnelle a été remplacée par une forte et indépassable ségrégation sociospatiale.
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