Le Traité de Sèvres (1920) et ses principales dispositions sur l’Empire ottoman vaincu
Un traité imposé par les vainqueurs de la Grande Guerre aux « Jeunes Turcs »
Le sort de l’Empire ottoman est réglé par le traité de Sèvres, signé le 11 août 1920, dans le cadre des conférences de la Paix qui se tiennent à Paris en 1919-1920. Le texte confirme l’armistice de Moudros du 30 octobre 1918. Ce dernier avait marqué la fin de la guerre menée par les Alliés contre le gouvernement des « Jeunes Turcs ». Ces derniers, issus d’un mouvement réformateur né à la fin du XIXe siècle et composé de nombreux officiers de l’armée, avaient fait un coup d’État en juillet 1908 poussant le sultan Abdülhamid II à rétablir l’éphémère constitution de 1876, datant de l’ère de réformes des Tanzimat, et organiser des élections libres, tout en modernisant l’Empire sur des principes empruntés à l’Occident comme l’idée d’État-nation.
Ceci avait suscité bien des espoirs pour les peuples du Moyen-Orient, d’où des manifestations de joie et de soutien jusqu’à Jérusalem. Mais le thème d’une Nahda (renaissance) politique infusait déjà dans les esprits, comme chez l’intellectuel libanais chrétien Negib Azoury (1873-1916), auteur en 1905 du Réveil de la nation arabe, rêvant d’une unité arabe sous la direction d’un sultan (turc) constitutionnel et laïc.
Mais ces ambitions furent douchées par la défaite. Les Ottomans ont capitulé après une offensive victorieuse des Britanniques, engagée depuis plusieurs mois, du sud au nord de la péninsule arabique jusqu’à Damas et Alep. Les Britanniques furent soutenus dans leur élan par les tribus arabes encouragées à la révolte en 1916 par l’officier de liaison britannique Thomas Lawrence. « Lawrence d’Arabie » s’était en effet rapproché des différentes familles à la tête des tribus arabes, notamment Hussein Ben Ali (1853-1931), le Chérif de la Mecque, nommé à ce poste en 1908 par le sultan ottoman. Les Britanniques promettaient ainsi la reconnaissance de l’indépendance aux « royaumes » arabes s’ils se soulevaient contre leur suzerain ottoman.
À Istanbul, Talaat Pacha (1874-1921), le grand Vizir depuis 1917, quitte le pouvoir, ainsi que tout le gouvernement des Jeunes Turcs. Mais le Sultan Mehmed VI (1861-1926) se montre trop enclin à négocier de lourdes concessions avec les Britanniques, les Français, les Italiens et les Grecs. L’armistice de Moudros, signé le 30 octobre 1918, permet aux Alliés d’occuper n’importe quel point stratégique nécessaire à la sécurité des Alliés : ces derniers s’installent en différents coins du territoire, réactivant l’esprit des « capitulations » signées entre la Sublime Porte et les puissances étrangères depuis plusieurs siècles et vus par les Jeunes Turcs comme d’insupportables abandons de souveraineté. Le traité prévoit aussi une réduction significative des forces armées ottomanes.
Une dislocation territoriale qui profite aux grandes puissances étrangères
Les territoires de la péninsule arabique étaient convoités de longue date par la France et le Royaume-Uni. En mai 1916, avaient été conclus les accords secrets entre les diplomates Mark Sykes et François-Georges Picot. France et Grande-Bretagne s’attribuaient des zones d’influence pour l’après-guerre sur la péninsule arabique : la Syrie et le Liban pour la France, l’Irak, la Transjordanie et la Palestine pour les Britanniques. Pour ces derniers, les intérêts pétroliers ont présidé aux découpages. La compagnie britannique Shell effectuait des prospections déjà avant 1914.
Lors de la conférence internationale de San Remo, en 1920, qui acte pour ces territoires le principe de mandats confiés, sous l’égide de la jeune SDN, aux deux puissances, les Britanniques réussissent à se faire attribuer le secteur de Mossoul (pétrolifère) initialement concédé aux Français. Pour protéger leurs intérêts, ils mettent en place en Irak une monarchie avec à sa tête le roi Fayçal Ier (1883-1933), fils de Hussein ben Ali, en août 1921. Le haut-commissaire britannique garde la main sur la souveraineté irakienne et les négociations frontalières se font au détriment des peuples. Winston Churchill, Secrétaire d’État à la Guerre, fait bombarder plusieurs villages kurdes insurgés au nord, n’hésitant pas à utiliser des gaz de combat. Les Kurdes sont refoulés de la région de Mossoul. Par ailleurs, les détroits du Bosphore et des Dardanelles, voies maritimes et commerciales importantes, sont internationalisés sous contrôle d’une commission internationale.
D’autres « attributions » territoriales plus ambiguës
Le traité de Sèvres prévoit la création d’une grande Arménie indépendante. Il s’agit de créer un État refuge pour les survivants de la Grande Déportation des Arméniens (1915-1916), génocide opéré par les Jeunes Turcs, décidé par Talaat Pacha, alors ministre de l’Intérieur, considérant de longue date le peuple arménien comme biologiquement et culturellement différent et les suspectant pendant la guerre d’être des traîtres à la solde des Russes. Entre 1 et 1,5 million d’Arméniens ont péri dans les massacres et la déportation dans des camps de concentration au sud de l’Euphrate.
Mais les volontaires armés de la diaspora arménienne ont également contribué à la victoire des Alliés, notamment la Légion d’Orients créée par les Français en octobre 1916 qui permit au général britannique Allenby de remporter la bataille décisive de Naplouse en septembre 1918. Au nom du droit des peuples, les Alliés envisagent aussi dans le traité la possibilité d’un Kurdistan autonome, sous protection britannique.
Le traité de Sèvres évoque aussi rapidement l’idée d’un « foyer national pour le peuple juif ». En effet, le mouvement sioniste, fondé par l’écrivain hongrois Theodor Herzl (1860-1904) au congrès de Bâle en 1897, encourage depuis les Juifs d’Europe à l’installation en Palestine ottomane dans le but de poser les bases d’un futur État-nation juif. En pleine guerre, la « déclaration Balfour » du nom d’une lettre du ministre britannique des Affaires étrangères à Chaïm Weizmann (1874-1952), leader du mouvement sioniste britannique, en novembre 1917, engageait le Royaume-Uni dans le soutien à la création d’un tel foyer, qui se retrouve après 1920 au sein du territoire de la Palestine mandataire britannique.
Le sursaut national turc face aux pressions extérieures
Un démantèlement de l'Empire qui déclenche un soulèvement nationaliste
La Turquie, noyau de l'ex-Empire, est réduite au plateau anatolien, ne conservant plus en Europe que Constantinople/Istanbul et ses abords immédiats, soit seulement 80 km². Devant cette décomposition généralisée, le commandant des forces armées ottomanes pendant la guerre, Mustapha Kemal (1881-1938), n'accepte pas la reddition et réunit des partisans autour de lui à Ankara, fondant un Congrès qui devient au printemps 1920 une Grande Assemblée nationale. Kemal proclame la déchéance du Sultan et la guerre civile s'engage entre le parti du nationalisme et du modernisme de Kemal, qui reprend en partie l'héritage des Jeunes Turcs, et le clan de la tradition incarnée par le Sultan qui proclame la guerre sainte contre cet ennemi intérieur.
Mais Mehmed VI finira par être évacué vers Malte par les Britanniques en 1922, laissant Kemal devenir le nouveau dirigeant du peuple turc. Dans l'intervalle, Kemal parvient à chasser rapidement certaines armées d'occupation étrangère comme les Français en Cilicie.
La guerre gréco-turque
Par le traité de Sèvres, la Thrace orientale, à l'importante minorité grecque, est attribuée à la Grèce ainsi que Smyrne (Izmir), âprement disputée par Grecs, Italiens et Turcs. Le 15 mai 1919, les Grecs débarquent à Smyrne, déclenchant un violent conflit avec les kémalistes. Lors de la reprise de Smyrne par les Turcs en septembre 1922, 30 000 personnes sont tuées dans les massacres. Salonique (Thessalonique), autre ville cosmopolite, déjà dévastée par un terrible incendie accidentel qui fit 72 000 sinistrés en 1917, est au centre des convoitises.
Dans la région du Pont, sur les 750 000 membres de la minorité grecque de la région du Pont, 350 000 périssent dans des marches forcées, orchestrées par les Turcs, commençant dès la guerre, avec massacres, viols et travail forcé au passage. Le traumatisme est durable : en 1994, l'État grec a qualifié ces violences de « génocide des Pontiques » puis a institué en 1998 un « jour de la mémoire nationale du génocide des Grecs d'Asie Mineure par l'État turc ». Mais les Kémalistes sont vainqueurs et l'armistice de Mudanya est signé fin 1922. Un nouveau traité, sous l'arbitrage de la SDN, remplace celui de Sèvres : le Traité de Lausanne le 24 juillet 1923.
Une victoire de rattrapage pour le nouvel État-nation turc
La nouvelle République de Turquie, reconnue internationalement, agrandit son territoire ; les privilèges économiques des « capitulations » sont abolis ; la Turquie préside désormais la Commission des Détroits. Un ancien vaincu se relève donc de la défaite. La Turquie de Mustapha Kemal, dit Atatürk (« père des Turcs ») prendra aussi un virage populiste et nationaliste, après la promulgation de la Constitution de 1924.
Le régime s'appuie sur la bourgeoisie nationale et procède au partage des terres, aux nationalisations des banques, chemins de fer et entreprises étrangères qui incarnaient la soumission du pays à l'impérialisme étranger au début du siècle (à l'image du chantier de la ligne ferroviaire du Bagdad Bahn, piloté par l'Allemagne depuis 1906, désormais nationalisé). Kemal abolit le Califat en 1924 (les musulmans sunnites se retrouvent sans autorité spirituelle de référence, une posture revendiquée aussitôt par Hussein Ben Ali), et met en œuvre une conception occidentale de la laïcité (inspiré du droit suisse).
En 1928, le processus de laïcisation est achevé, passant par la suppression des écoles coraniques, des tribunaux religieux, des congrégations derviches et du calendrier musulman. Les noms d'origine musulmane sont proscrits. La polygamie est interdite et les femmes recevront le droit de vote en 1935. L'écriture latine doit remplacer l'écriture arabe. Mais cette politique de modernisation se heurte à l'archaïsme des campagnes où l'analphabétisme reste fort (entre 60 et 90 % d'illettrés selon les régions en 1930). Dans le même temps, Ankara connaît de nouvelles constructions pour marquer son statut de nouvelle capitale.
Les problèmes soulevés par le nouvel ordre du Moyen-Orient
Les déplacements de population
Ils s'accentuent entre Grèce et Turquie, reprenant d'ailleurs d'anciens engagements du gouvernement « Jeunes Turcs » qui avait signé en juin 1914 un accord avec la Grèce prévoyant l'émigration de 200 000 Grecs d'Asie Mineure. En 1923, 1,5 million de chrétiens d'Orient, principalement grecs, doivent quitter l'Ionie, le Pont, la Cappadoce et la Thrace orientale. En retour, 400 000 musulmans de Grèce sont invités à rejoindre la Turquie.
Le Traité de Lausanne fait finalement prévaloir une conception ethnicisée du territoire et une définition religieuse de l'appartenance ethnique (Grecs = chrétiens ; Turcs = musulmans). Au niveau du droit international, le principe d'État Nation l'emporte désormais sur celui d'Empire. À cela s'ajoutent les flux de la diaspora arménienne, depuis les camps de réfugiés gérés par les Alliés, notamment au Liban passé sous contrôle français, vers d'autres horizons comme Marseille, afin d'y obtenir asile et certificat international d'identité (« passeport Nansen ») édité par la SDN à partir de 1922. La Méditerranée orientale est alors le principal champ d'intervention d'un champ de l'humanitaire de guerre qui se construit autour d'acteurs comme la SDN, le CICR ou les fondations philanthropiques américaines.
Les « oubliés » du nouveau traité
En plein chaos militaire et politique, les Arméniens avaient réussi à proclamer une république indépendante en mai 1918, mais elle subit rapidement la pression militaire des Turcs kémalistes. Abandonnée par leurs soutiens occidentaux, les Arméniens se placent sous protection russe dès 1920, l'armée rouge de la jeune Russie bolchévique intervenant dans le sud du Caucase pour sécuriser ses frontières sud et le pétrole de Bakou. En 1922, l'Arménie, considérablement réduite par rapport à l'Arménie historique, devient une république socialiste et soviétique, intégrée à la Transcaucasie comme sous-ensemble de l'URSS.
Les Kurdes, oubliés dans le texte de Lausanne et sans État, se retrouvent partagés entre la Turquie, où Mustapha Kemal mène une politique d'oppression de cette minorité (interdiction de la langue, pas de droits), et l'Irak où ils ne sont guère mieux lotis. Le château d'eau du Tigre et de l'Euphrate, fleuves internationaux dont la Turquie tire profit, se trouve au niveau du lac de Van, région peuplée en partie de Kurdes, raison pour laquelle les Turcs ne veulent pas leur indépendance.
Enfin, les émigrés juifs sionistes de Palestine s'estiment aussi floués par les promesses très formelles du protecteur britannique. En 1920 est créée la milice armée de la Haganah (« la Défense ») pour protéger une minorité de 80 000 personnes. L'émigration juive vers la Palestine se poursuit et les tensions intercommunautaires démarrent.
Rivalités entre Arabes à propos du Hedjaz
Le poète libanais Chakib Arslan (1869-1946), chantre du panarabisme islamique, regrettait que la révolte arabe de 1916-1918 ait détruit une communauté régionale que les Ottomans avaient réussi à créer. De fait, elle a avivé les tensions entre deux grandes familles princières : les Hachémites derrière Hussein Ben Ali et les Saoud de l'oasis de Riyad, demeurés quant à eux à distance des engagements hachémites vis-à-vis de Lawrence d'Arabie, bien que traditionnellement résistants à l'ordre ottoman.
Le traité de Sèvres reconnaissait leur souveraineté sur le petit royaume du Hedjaz (où se trouvent les lieux saints de La Mecque et de Médine) et une représentation à la SDN. Mais, pour lutter contre la dérive autoritaire du souverain du Hedjaz, le chef Ibn Saoud vient « délivrer » le Hedjaz en 1926 (l'annexion est officielle en 1931). Le vaste royaume ainsi formé prend le nom d'Arabie saoudite et hérite de la représentation du Hedjaz à la SDN. Abdelaziz Ibn Saoud (1875-1953), s'appuyant sur la confrérie musulmane traditionaliste des Ikhwan, met en œuvre une politique religieuse reposant sur le wahhabisme, soit une lecture littérale de l'Islam remontant au XVIIIe siècle.
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